Un monde parfait

La beauté du défiguré. La sculpture grecque endommagée est particulièrement belle parce que nous voyons sur ce qui n’est pas abîmé combien elle aurait pu, dû être magnifique, combien elle l’a été. Nous lui inventons une beauté à laquelle la réalité n’aurait jamais pu faire concurrence.
Jo Nesbø. Leur domaine.

Je suis John 4616/4616 au carré. J’ai eu quarante-cinq ans il y a deux semaines. Je suis un habitant du continent nord-ouest. Je vis dans un monde parfait et j’aime ce monde parfait. Pourtant j’ai passé une nuit étrange. Tout a commencé par la rétraction de mes extensions oculaires, j’ai senti le frottement sous mes paupières de la fine membrane. J’ai ouvert les yeux, j’étais plongé dans la nuit. J’ai senti le corps de Sarah contre moi, cela m’a rassuré. Je ne savais pas si je rêvais ou si j’étais éveillé. Je ne me réveille jamais habituellement. J’étais assis dans le lit, je regardais notre chambre, je devinais des masses, le fauteuil en velours vert, le bureau et sa chaise à roulettes, tout était là, pourtant j’avais l’impression de ne rien reconnaître. J’étais inquiet. Mes extensions oculaires ont repris leur place habituelle. J’ai allumé mes extensions auditives, elles ont diffusé la gymnopédie numéro un, une ancienne pièce au piano, douce et calme. Je me suis apaisé au bout de quelques minutes et je me suis endormi. Le réveil sonne, on se lève ensemble, comme tous les matins.
— Ça va mon amour ?
– Oui. Et toi, tu as bien dormi ?
— Oui. J’ai fait un drôle de rêve. Tu as une longue journée ?
— Non, je serais là de bonne heure, et toi ?
— Jour férié en Asie, je suis de repos.
— Chanceux. Tu iras acheter des fruits au marché ?
— Oui madame.
On forme une équipe bien rodée, allumer la bouilloire, sortir les aliments du frigidaire, verser le café, un passage aux toilettes. Chacun autour de la table regarde son écran d’informations personnelles. On échange quelques mots, on sourit. Après on se lave, s’habiller, les gestes ordinaires, pourtant je la trouve toujours aussi belle. Tous les deux dans le miroir, nous formons un très beau couple. Je regrette que l’administration nous ait interdit d’avoir un enfant. Il aurait été parfait, on ne pouvait concevoir qu’un ange. On s’embrasse, elle part, ce soir je la retrouverai, je ne sais pas quelle sera la musique que j’entendrai dans mes extensions auditives à ce moment-là, le choix du processeur est toujours idéal, avec le temps le processeur a ajusté ces choix en fonction de mes réactions émotionnelles. J’aime ces retrouvailles quotidiennes. Elle avancera vers moi, elle sera toujours parfaite. Ce matin, je n’ai pas d’opérations à piloter. Il m’arrive de conduire trois opérations en parallèle, un assistant est près de chaque robot et il obéit à mes instructions. Le code de médecine internationale exige la présence d’un assistant, quelquefois je regrette qu’il soit là, le robot se débrouillerait bien mieux sans eux. Je regarde sur l’écran central les informations. Je traîne, j’aime ces moments volés au quotidien. Je sors, j’active les alarmes. Je marche vers le centre de la ville. J’aime ma ville, les rues en marbre gris brillant, les lampadaires en cuivre, les gens heureux dans leurs beaux habits blancs et purs, les femmes et leurs grands cheveux noirs. Je descends l’avenue du port royal, les vitrines proposent aux chalands des vêtements de luxe, brodés d’or et de diamants. J’arrive à la place du marché. Les vendeurs de fruits et de légumes exposent les récoltes de la saison. Les oranges brillent à côté des figues juteuses. J’hésite, j’achète quelques abricots, leur peau est parfaitement lisse et veloutée, leur couleur orangée est douce. Je suis sûr que leur goût sera parfait. Je suis devant l’étal, mes extensions oculaires se rétractent, dans la seconde qui suit j’entends ce message :

Alerte. Défaut d’extension oculaire. Contactez d’urgence le centre de maintenance.

Le vendeur qui me parlait a disparu, il était rasé de près, sa barbe était d’un noir profond, sa peau était lisse, sans aucune cicatrice, ses iris étaient noirs, son blanc de l’œil était pur, ses dents d’un ivoire intact. Ses cheveux étaient noirs et coupés ras. Sa blouse de couleur écrue semblait douce, elle ne portait aucune salissure. Il me demande si je souhaite acheter autre chose. Je ne comprends pas. La voix que j’entends est la même que celle qui m’a demandé combien d’abricots je souhaitais. Mais ce vendeur est sale, sa blouse porte diverses tâches, ses iris sont marron, et le blanc de ses yeux est marbré de petites veines rouges, la peau de son visage porte la trace de cicatrices petites et multiples au front et sur ses joues, dans sa barbe des poils gris et marrons sont mêlés aux noirs. Ses cheveux sont gris foncé et blanc, ils forment un mélange assez laid. Je vois la naissance de certains poils de sa barbe sur son cou et sa peau a par endroits l’aspect d’une peau de poulet plumé. Je regarde ses dents, elles sont tachées de beige très clair, surtout celles de devant. Je n’ose plus rien dire. Je regarde les fruits que je viens d’acheter, ils sont dans un sac de papier. Je prends un abricot, il est talé, sa teinte est différente par endroit, il est presque entièrement vert avec un peu de jaune pâle mêlé, la partie talée est presque marron clair, elle suinte. Je regarde mes pieds, mes chaussures sont sales, une poussière grise recouvre le cuir noir, le sol de marbre a disparu, je suis sur du béton gris foncé, granuleux, maculé d’auréoles blanchâtres. De nouveau, mes extensions auditives diffusent le message :

Alerte. Défaut d’extension oculaire. Contactez d’urgence le centre de maintenance.

Tout est différent, tout est identique et tout est étranger. Je n’ose pas bouger, le sol est sale. Où que mon regard se porte, il ne voit rien de pur. Chaque objet, chaque être, est abîmé, usé, sali. Où est mon monde, où sont mes semblables ? Je sais depuis toujours que les extensions changent légèrement nos perceptions, qu’elles nous montrent le vrai monde, elles ont été conçues pour cela, et on doit « Le » remercier tous les jours. Je « Le » remercie tous les jours. Nous apprenons très jeune que nos sens naturels sont altérés par les radiations, qu’ils nous mentent, que les extensions nous sauvent en rétablissant la vérité. Notre monde est parfait, « Il » l’a créé. Je pars vers le centre de maintenance en accélérant le pas. J’arrive à la Place des Fêtes. Une fête de la justice a lieu. Mes extensions oculaires reprennent leur place. Le monde est redevenu pur et vrai. J’entends comme la foule dans mes extensions auditives : Bubak and Hungaricus de Mozart. Tout le monde rit, les enfants crient, espérant être hissés sur des épaules, pour voir le spectacle. Le fantôme a perdu la moitié de ses points de vie. Il ne lui en reste plus que cinquante. Les lanceurs ont été choisis au hasard, toujours des hommes. Ils lancent à tour de rôle leurs boules de couleur. Au cœur de la place, dans le marbre gris, un pentagramme est tracé avec des bandes de marbre noir. Chaque lanceur est à l’un des cinq angles, au centre, le fantôme attend, petit personnage inquiétant, forme en drap blanc, avec deux grands yeux faits de deux ronds noirs inexpressifs. Une boule verte émeraude vient de le toucher, on entend un craquement ; il a perdu cinq points de vie, la foule applaudit le lanceur. Une excitation gagne le public, la fin est proche, tout le monde veut voir le spectacle. Les passants se sont arrêtés, les commerçants ont fermé leur boutique pour cet instant. La boule gagnante vient de toucher le fantôme au sommet du crâne, les points de vie tombent à zéro. Dans le ciel un feu d’artifice débute. On entend tous : Les esprits de l’eau de Gustav Holst. Les étoiles montent du sol, puis elles explosent en mille couleurs, les yeux des enfants brillent, les passants sourient, on devine des lumières fantastiques, des pluies de comètes, des nuages de constellations. Le spectacle est réussi, le vilain fantôme est déjà oublié.

Alerte. Défaut d’extension oculaire. Contactez d’urgence le centre de maintenance.

Mes extensions se rétractent. Le ciel est jaunâtre, le feu d’artifice a disparu. Les gens rient, les enfants sautillent de joie. Je regarde au centre de la place, au sol il y a une forme sous un drap écru, deux grands ronds de tissus noirs sont cousus au niveau de la tête. Le drap est taché de taches rouge foncé et d’auréoles brunes et jaune. Une grande flaque de sang brillante s’étale sur le sol gris. La justice est passée. Je décide de rentrer chez moi mon sac de fruits à la main. Mes extensions auditives diffusent une suite de morceaux électroniques dansants. J’arrive au bas de notre tour végétalisée, des nappes de perroquets multicolores s’envolent, leurs cris se mêlent à la musique. Je sais pourtant que mes yeux me trahissent, je ne sais pas pourquoi c’est toujours le pire que je veux croire. Je voudrais être sûr de voir le vrai monde. Je n’avais jamais vu que nos immeubles étaient faits de blocs assemblés. Je vois des traces de rouille qui ont coulé aux jonctions. Je vois les traces de guano d’oiseaux qui rongent comme une lèpre des pans de murs entiers. Je prends l’élévateur, j’arrive au vingt et unième étage. Je désactive les alarmes. J’entre dans notre appartement, je le regarde, comme si c’était la première fois. Je vais dans la salle de bain, je me regarde dans le miroir. Je suis un autre, je pensais ressembler aux hommes des magazines. Mes yeux sont petits, mon nez est busqué, mon crâne est en forme de rectangle. Bien sûr il y a une ressemblance avec l’image que j’ai vue ce matin, mais je vois une version dégradée de moi. Je touche avec mes mains, mon front, mes joues. Face au miroir, je me mesure avec mes doigts écrasés que je le place sur mon visage et je note ces multiples distances, je redessine ce visage point par point sur une feuille de papier posée à côté de l’évier. Cela me prend plus d’une heure. Je regarde le dessin obtenu et je comprends. Je voyais bien le dessin se faire, trait par trait, mais j’avais encore un espoir, comme si tout à la fin, le dernier trait pouvait tout changer. Je me vois sur la feuille. Je suis lui. Je suis cet autre dans le miroir. Depuis mon arrivée dans notre bloc, j’entends le message d’alerte toutes les cinq minutes, je décide de couper mes extensions auditives. Je remettrai en route mes extensions auditives quand elle arrivera. Je veux revivre ce moment et j’ai peur. Comment est-elle ? Est-ce que je vais la reconnaître ? Et qui voit-elle, comment lui dire que je ne suis pas celui qu’elle voit ? Je ne suis pas parfait. Je reste assis devant l’écran central qui nous sert aussi de table principale. Il diffuse en boucle, les images de notre bonheur, sur toutes les images c’est l’autre qui est avec elle. Tous ces mensonges. Je regarde le sol à mes pieds et je vois sous la table-écran des traces que je n’avais jamais vues. Je m’accroupis pour mieux les voir avec la lumière rasante de la fin de journée, et je comprends. À l’endroit où on s’assoit à chaque repas, il y a des traces, le sol est plus mat. C’est compréhensible, mais ce qui me surprend, c’est qu’il y ait des traces d’usure sous les deux autres côtés de la table, là où nous ne nous s’asseyons jamais. Il n’y a qu’une explication, cet appartement qui était neuf, fait pour nous, était aussi vieux que l’immeuble érodé dans lequel il était. Des individus avaient déjà vécu ici, combien, je ne le saurais jamais. J’ouvre la baie vitrée, je vais sur notre terrasse. Je vois la poussière jaune qui flotte dans l’air. Mes extensions reviennent en place, je profite du spectacle offert par ce monde d’apparat. Il est beau ce mensonge. J’entends l’ouverture du sas d’entrée. Elle est là, ma déesse, ma reine, près de moi sur la terrasse, je sens son parfum. Elle sourit. Elle voit cette vue magnifique sur notre cité, que j’aime tant et qui ressemble à ces très vieux tableaux qui représentent les jardins suspendus de Babylone. Mes extensions se rétractent à nouveau. Je ferme les yeux, j’hésite puis je la regarde. Je vois ses cernes, son teint pâle, mais c’est elle, plus humaine, plus vraie. Cette moitié de notre couple était donc juste et vraie. Le lendemain, je suis allé au centre de maintenance, ils m’ont opéré d’urgence. Le soir j’étais chez moi sans aucun signe de l’opération. Sarah n’a jamais rien su. La vie a repris son cours. Je n’ai pas oublié. Je cherchais dans mon quotidien des traces du vrai monde, de l’usure du temps, je n’en trouvais pas. Quelquefois qu’en j’arrivais avant Sarah le soir, je m’asseyais par terre un long moment et je caressais avec mes mains le sol sous la table-écran. Ce que mes yeux ne voyaient pas, mes mains le sentaient, elles touchaient le mensonge. Je me rappelais de mon visage dans le miroir et je me relevais rapidement, chassant cette vision. Cela fait six semaines que je vis dans ce mensonge, je m’habitue, j’aimerais qu’il ne s’arrête jamais. Je crois que d’une certaine façon une partie de moi, apprécie cette situation. Quand elle m’embrasse, quand je le prends, je sais moi, à qui elle s’offre. J’ai ce sentiment d’avoir réussi un crime, d’avoir voler quelque chose qui n’était pas pour moi, de m’être vengé du destin. Je suis assis par terre à caresser le sol quand j’entends l’ouverture du sas d’entrée, je me relève.
Elle s’approche de moi, puis elle me dit :
— Tu as passé une bonne journée, mon amour ? Elle a son petit sourire.
— Oui, mon cœur et toi ?
— J’ai eu un souci avec mes extensions visuelles, mais rien de grave.
— Maintenant elle fonctionne 
— Oui, cela a duré une minute.
— Tu es passé au centre de maintenance.
— Non, ça ne s’est produit qu’une fois. Tout était étrange, laid, sale par endroit, un cauchemar.
— Tu devrais aller au centre d’urgence.
— Je vais voir.
— N’attends pas vas-y.
— J’irai demain.
— Non, n’attends pas.
— Je n’ai pas le courage, ce n’est pas urgent.
— Tu dois y aller.
— Non, je n’y vais pas. Qu’est-ce qui te prend ?
— Tu dois y aller.
— Arrête. Je n’irai pas aujourd’hui.
Elle part à l’intérieur, préparer le repas. Je la regarde de l’autre côté de la baie vitrée, elle est de dos, elle est belle. Elle sent mon regard sur elle, elle se retourne, pendant quelques secondes elle se fige, comme prise dans une glace invisible, puis elle hurle. Elle me fixe, je vois dans ses yeux l’horreur et le dégoût. Sur son visage est venu se poser un masque tragique et pourtant elle est toujours aussi belle, peut-être encore plus belle. Je monte sur la balustrade, sans me retourner vers elle. Je me laisse tomber en avant. Je fais de grands gestes et je suis face au sol. Je vois par transparence sous le marbre brillant, le béton grisâtre et sale qui s’approche de mon visage à grande vitesse.

L’amour des mots

Ils attendaient depuis plusieurs heures, ils ne criaient plus, ils ne me parlaient même plus, ils parlaient entre eux. Ils avaient compris qu’il me fallait du temps pour que le voile qui me recouvrait disparaisse. J’ai senti que c’était le moment, alors j’ai dit d’une voix calme : je vais tout vous raconter depuis le début. Vous allez comprendre. Ils m’ont regardé, ils ont approché leur siège de la table, l’un d’eux a appuyé sur un bouton. Je suis arrivé à La Rochelle, au mois de septembre, c’était un beau mois, le soleil traînait, vous vous en souvenez. Je pensais que ma vie changerait, que ce serait un nouveau départ. Je deviendrais un peu plus celui que j’aimerais être. Je restais un doux rêveur, je ne suis pas méchant, vous savez. Je sentais qu’il fallait changer mes habitudes, je voulais sortir de chez moi pour écrire pendant la matinée. J’ai donc cherché un lieu pour m’accueillir. Je pensais à un café avec quelques habitués, des discussions ordinaires, une reconnaissance amicale viendrait rapidement de la part des propriétaires. À mon arrivée chaque matin, on discuterait quelques minutes de l’actualité ou de la météo. J’ai trouvé un lieu qui me semblait convenir, un petit café sur l’avenue de Rompsay, il avait un beau nom : « L’amour des mots ». Je décidais le lendemain matin d’y aller à pied. J’étais impatient, c’était un peu ma rentrée des classes, j’arrivais dans une nouvelle école et j’avais aussi un peu le trac. Le soir avant de me coucher je m’étais entraîné à des: « bonjour », « un café s’il vous plaît », « excusez-moi, vous avez le journal ? » « Quel beau temps aujourd’hui-hui, on est gâté » « on a de la chance de vivre ici » « ça fait longtemps que vous tenez ce café » «  j’aime beaucoup l’ambiance de cet endroit » «  ah les hommes politiques », vous comprenez. J’espérais qu’il y est un homme et une femme. Je me voyais discuter avec l’homme de football, de voitures, de politique, avec la femme, j’évoquerai mes enfants, les repas, peut-être la littérature, avec beaucoup de chance ce serait une lectrice. Les propriétaires du café je les imaginais en m’habillant, un couple d’une soixantaine d’années, elle ressemblerait à une ancienne actrice, elle porterait les traces de sa grande beauté, lui, il serait un petit homme méditerranéen, un homme de parole et de vécu, un homme qui aurait trouvé son ange. Donc ce premier jour, je descends les escaliers en sifflant, je pars vers cette rencontre, heureux, pressé, vraiment j’étais content. Je passe le portail, je longe le lycée, puis je tourne à droite. Je commence à remonter l’avenue de Rompsay. À ma gauche, il y a un ensemble de petits immeubles à deux étages, chaque appartement possède une petite terrasse, cela forme comme un empilage de lego en béton, c’est drôle, les gens doivent être heureux là-dedans. Sur le trottoir ou je marche il y a des petits pavillons, ils possèdent tous une bande de jardins étroite devant leur façade, j’imagine qu’à l’arrière il y a des jardins plus importants avec des balançoires, des buts de foot, les enfants doivent être heureux ici, après j’ai croisé deux jeunes garçons avec des sacs d’écoliers sur le dos, ils discutent à voix basse, je comprends qu’ils parlent de jeux vidéo. J’aperçois le café, il est à quarante mètres, un camion de chantier encombre le trottoir devant moi, je m’apprête à passer quand j’aperçois une vieille dame avec un petit chien. Je lui ai fait un geste de la main l’invitant à passer. Elle me remercie d’un geste amical en levant la main, mais elle ne me dit même pas merci. Je suis arrivé au café, j’ai le cœur qui bat. J’ouvre la porte et j’entre. Il n’y a pas un bruit, une sorte de silence étrange, vous comprenez, une étrange résonance, un peu sourde, accoudé à une extrémité du comptoir, il y a un gros homme au visage rouge, qui regarde dans le vide. À une table au fond à droite, il y a un petit homme en costume, il regarde fixement une course de chevaux qui est retransmise par un poste de télévision accroché en hauteur sur le mur du fond, le son du poste a été coupé. Je m’approche du comptoir, je m’accoude et j’attends. Derrière le comptoir il y a un grand miroir, je me regarde. J’étais dans mes pensées quand elle est apparue devant moi, je ne sais pas d’où elle est sortie, elle était là, c’était bizarre. Pendant quelques secondes j’ai cru que c’était un automate, vous l’auriez cru vous aussi. J’avais devant moi le visage d’une femme de porcelaine, sa peau était recouverte de poudre blanche, sur chacune de ses joues deux ronds rose foncé étaient peints et ses lèvres rouge carmin ressortait de l’ensemble, mais le plus surprenant, ce qui me troublait le plus c’était la blancheur de ses yeux, deux billes d’ivoire qui avait au centre un iris noir qui se mêlait à la pupille. Je l’ai fixé, interdit, un souffle m’est parvenu, en fait je ne suis pas sûr qu’elle ait dit quelque chose, j’allais lui répondre de ma voix ordinaire, mais je me suis arrêté, et le plus doucement possible j’ai répondu : un café, s’il vous plaît. Elle a souri et une tasse blanche posée sur une soucoupe blanche est apparue devant moi. Sur le côté de la tasse, il y avait une petite cuillère argentée et un petit morceau de sucre entouré de papier. Je me suis tourné vers le gros homme en bleu de travail, il m’a souri. Devant lui, il y avait le journal du jour qui était ouvert. Il a commencé à grandir sa cage thoracique pour me dire quelque chose, mais il s’est arrêté, il s’est penché sur l’avant en haussant les épaules et en posant ses deux mains à plat sur le journal, comme s’il me disait que ce n’était pas important ce qu’il allait dire. Je lui ai souri, pensant l’encourager à parler. Il a compris, il a fait signe de sa main droite, comme s’il tapait dans le vide pour m’indiquer que ce n’était pas utile, qu’il gardait ses mots pour lui. Vous comprenez. Quelques minutes j’ai entendu un grand bruit, je me suis retourné vers le turfiste, il avait fait tomber sa chaise en se levant brusquement, la course venait de se terminer, il m’a regardé et j’ai vu dans ses yeux un désespoir noir et profond comme un trou d’égout. Je voulais le rassurer, il venait de perdre plus qu’une course, c’était évident, même vous, vous auriez compris. J’allais lui dire que ce n’était pas grave, qu’il se refairait à la prochaine course, ou à celle du lendemain. Je me suis approché de lui, j’ai ouvert la bouche pour lui dire, il m’a regardé avec ses yeux de perdant, il attendait mes mots, mais je n’ai pas pu les dire. J’ai essayé de toutes mes forces, c’était impossible. Mes lèvres étaient cousues. J’ai fait une grimace pour qu’il comprenne ce que je ressentais, qu’il n’était pas seul, qu’il y a toujours un espoir, vous me comprenez. Il a attendu, puis il a posé des pièces de monnaie sur sa table et il est parti. Je l’ai vu passer à travers la vitrine, le dos courbé. Même pas une minute plus tard, j’entends un choc puis un grand bruit de frein. J’ai posé ma monnaie sur le bar et je suis sorti pour savoir ce qui c’était passé. Il n’avait pas vu le camion, je crois que c’est ça. Après que des gens se sont attroupés autour de lui, le chauffeur lui se tenait la tête, je pense que c’était le chauffeur, il pleurait en silence. Je me disais que mes mots auraient peut-être pu changer les choses. Que peut-être avec un peu d’espoir, il aurait fait plus attention ! J’y ai pensé toute la nuit, je n’ai pas dormi, je n’étais pas sûr de moi. Je devais me raconter une histoire, le lendemain j’y suis retourné, je voulais être sûr, je ne voulais pas faire n’importe quoi. C’était important, vous comprenez. Alors avant de partir, je ne sais pas pourquoi j’ai pris un couteau à manche rouge et je l’ai glissé dans ma poche intérieure. Je ne voulais faire de mal à personne, je vous le jure. Je suis entré dans le café, je suis allé au comptoir, le gros monsieur était devant son journal. Il m’a regardé, m’a souri et il est reparti dans sa lecture. Elle est apparue, comme la veille, la tasse est arrivée, le petit sucre aussi. Un jeune couple était installé à une table côté rue. Je les ai observés dans le grand miroir. La jeune fille pleurait, de grosses larmes coulaient sur ses joues, le jeune homme a voulu prendre la main de la jeune fille. Elle a refusé, elle a mis ses mains contre elle, comme si elle voulait retenir son ventre. Il a fourni un effort incroyable pour lui dire quelque chose, mais aucun son n’est sorti de sa bouche, rien, pas un mot. Vous comprenez. Lui aussi, il a pleuré. Ils sont restés immobiles pendant plusieurs minutes, ils se regardaient les yeux dans les yeux, vous savez comme ces couples, coupés du monde, comme s’ils étaient sur île, une île rien qu’à eux. La jeune fille s’est levée d’un coup, puis elle est partie. Lui, il est resté, il était perdu, je l’ai tout de suite compris, il ne s’en remettrait pas, je le savais, il avait perdu son ange, il n’avait pas dit les mots, il deviendrait un mort-vivant. J’ai observé la poupée, elle souriait. Elle souriait. C’est pour ça que je l’ai fait, vous comprenez, elle souriait. J’avais raison c’était elle. C’est aussi pour eux, pour nous, pour lui. Vous me comprenez. J’ai bien fait, il le fallait. Elle volait les mots des autres pour les manger. Vous comprenez. C’était une sale voleuse de mots !

Le distributeur

La gare de Surgères est un bâtiment élégant, équipé de grandes portes, d’intérieurs carrelés et de mobilier en bois, l’ensemble est un peu ancien.
J’attends un train pour Paris, il devrait arriver à dix-huit heures trente, l’hiver est là, la nuit aussi. Je suis assis sur un banc. Il y a avec moi une jeune maman et son bébé. Nous sommes tous les trois en avance. Personne n’a de téléphone à regarder, alors je lis et la jeune maman regarde son enfant. Le banc sur lequel je suis installé est à côté de la porte d’entrée, sur le mur à ma gauche il y a les distributeurs de boissons et de sucreries, en face de moi les portes qui donnent sur le quai et à ma droite les guichets équipés de vitres, il n’y a plus d’employé. Les seuls visages sympathiques sont ceux présents sur les posters collés aux murs, le président de région, un chanteur de variété bientôt en concert dans la ville, un employé S.N.C.F heureux de son sort qui sourit sur une affiche qui vote les mérites de son entreprise. Le silence dans de grandes pièces vides résonne, chaque petit bruit devient important, le bruit d’une page qui se tourne devient lourd, la toux d’un bébé devient grave. Une femelle au dos argenté et un jeune mâle entrent, elle doit avoir cinquante ans, lui est plus jeune peut-être de trente-cinq ans. Ils rient, ils parlent fort, chaque mot qu’ils disent résonne dans la gare. Je crois qu’ils aiment cela. On comprend qu’ils viennent de faire un stage pour renforcer la cohésion d’équipe. Ce sont des cadres d’une grande banque, ils repartent dans la région parisienne. La femelle argentée est petite, habillée d’un jean et d’un manteau noir, elle est ordinaire, lui il porte un costume et une chemise, mais pas de cravate. La femelle insère de la monnaie dans le distributeur de friandises et rien ne se passe, elle dit :
— Ça ne marche pas encore.
Le jeune mâle s’approche, il dit :
— Laisse-moi faire.
Il appuie plusieurs fois sur un bouton métallique, de plus en plus fort. Il abandonne, mais elle, elle veut récupérer sa monnaie, elle :
— Ce n’est pas possible, elle va me rendre mes pièces, puis elle donne un coup de pied dans le bas de la machine.
Son collègue veut l’aider, alors lui aussi il donne des coups sur le côté de la machine, comme s’il s’agissait d’un flipper :
— Putain, tu vas les cracher les pièces.
Deux mâles solides et au dos argentés entrent dans la gare, un mâle à bonnet et un autre grand et chauve, ils rejoignent le jeune mâle et la femelle, ils sont collègues, l’un d’eux, celui qui porte un bonnet :
— Qu’est-ce qui se passe ?
La femelle argentée crie presque :
— Je veux récupérer mon argent, je n’ai rien eu.
Le nouveau mâle arrivé appuie sur un des côtés de la machine, pour soulever deux pieds, mais il n’y arrive pas, alors à trois ils appuient, la machine se soulève un peu, ils la laissent retomber, rien ne se passe, ils recommencent, et encore. Le mâle chauve qui n’a rien dit jusque-là :
— Moi aussi ça m’est arrivé, tu n’as aucun moyen, c’est une honte, ce truc.
La femelle recommence à donner des coups de pied à la machine, elle crie en même temps. Les trois mâles la regardent, puis ils recommencent à appuyer sur un des côtés de la machine de toute leur force, après plusieurs essais, le distributeur tombe au sol dans un grand bruit métallique. Le mâle au bonnet décide d’ouvrir la vitre de la machine, il décroche une poubelle métallique du mur à grand coup de pied, puis revient avec, il l’utilise pour taper sur la serrure et il donne des coups sur la vitre. La vitre se fend. Il hésite, puis il donne un dernier coup, la vitre de la machine se casse. Les morceaux de verre tombent à l’intérieur de la machine, la femelle s’approche puis avec précaution, elle saisit les friandises accessibles. Elles les distribuent à ses collègues, ils sont contents d’eux, les mâles mangent la récolte, elle s’approche de la jeune maman et lui en propose une, elle refuse, elle vient vers moi et je la refuse aussi. Le train arrive, toute la meute va sur le quai, je me retourne pour voir la salle d’attente, j’imagine que la prochaine personne qui entrera pensera qu’une bande de jeunes humains a tout cassé.

Le métro

Lui, il est dans la rue. Poussé par la foule, il commence la descente, des escaliers gris, il s’accroche à une rampe marron. Il croise des gens qui montent, il a devant lui une masse de dos. Il est pris dans un courant. Il arrive dans un couloir étroit, les murs sont carrelés de petits rectangles blancs. Il avance d’un pas rapide, il est obligé d’avancer au pas de la foule. La foule, grise et noire, on devine par instants des visages gris, des sourcils noirs, des visages noirs, quelques sourcils gris. Le couloir s’élargit, il arrive dans un grand espace, mais la multitude des marcheurs empêche et rend impossible de déterminer la surface de l’endroit. Il s’arrête, obligé, derrière une file de dos, il avance pas à pas maintenant, il regarde le sol, il voit les jambes qui le précèdent. Il est face à un ensemble de barres métalliques qui empêche le passage, il regarde à droite et à gauche, il voit les gens entrer des morceaux de papier dans une fente de la machine qui supporte les barres et après ils avancent, les barres tournent. Il prend un morceau de papier dans sa poche, il l’enfonce en appuyant dans la fente du tourniquet, il essaie d’avancer, il ne peut pas. Il se retourne, un gros homme avec une grosse moustache et de gros sourcils, le regarde méchamment. Il commence à paniquer, on voit ses yeux chercher du secours à droite et à gauche. Il prend un autre morceau de papier dans sa poche, il le découpe avec ses doigts pour qu’il ait les mêmes dimensions que les morceaux de papier utilisés à droite et à gauche, il s’applique, en tirant la langue. Il appuie dessus de toutes ses forces pour le faire entrer dans la fente de la machine, ça ne fonctionne pas. Le gros homme derrière lui s’impatiente, le pousse vers le tourniquet. Il se retrouve avec le ventre appuyé contre les barres, il se plie, il se contorsionne, il arrive à trouver un abri entre les barres. Le gros homme qui est derrière lui est maintenant appuyé contre les barres, il essaie de mettre son ticket dans la machine, mais il n’y arrive pas, la fente est bouchée. Les gens qui sont derrière le gros homme commencent à l’escalader pour avancer, s’accrochant à son manteau, ils se servent du gros homme comme d’un promontoire pour sauter au-dessus du tourniquet, ils sont des centaines, avec le temps le gros homme fléchi, fléchi encore. Les derniers individus prennent de l’élan sur ses épaules et servent du gros homme qui a maintenant la taille d’un nain, comme d’un sautoir pour bondir. Tout le monde est passé, le gros homme est suffisamment petit pour passer sous le tourniquet, alors il s’en va en râlant, habillé de vêtements beaucoup trop grands, il est ridicule. Lui il repart dans l’autre sens, poussé par une autre foule, il reprend le couloir aux rectangles blancs au rythme des autres, il remonte l’escalier poussé dans le dos par la masse grise, il est dans la rue. La foule encore, il avance, il devine des vitrines de magasins éclairées de lumière électrique, mais il ne voit pas ce qu’elles exposent, la foule fait écran. Serré contre ces corps, il marche, il essaie de s’écarter du centre du courant plusieurs fois, mais à chaque fois, comme une brindille subissant des forces invisibles, il est ramené au centre, alors il suit le mouvement, il continue d’avancer puis il disparaît lentement.
Le cinéma muet, le cinéma des images, le cinéma des corps dans l’espace. Le cinéma que je regardais avec mon grand-père, les histoires sans paroles, les rediffusions des jours de grèves à la télévision des films muets. L’amour, que l’on a pour un être, nous fait aimer les objets qui nous ont permis de partager des émotions avec cette personne et quand la vie nous fait croiser de nouveau un objet de cette nature, alors l’amour que l’on avait revit en nous, comme un miroir, l’objet nous reflète l’être aimé, l’être aimé nous reflète l’objet. Je ne sais pas qui on est sans les autres.

Un homme perdu dans le silence. (Les films que j’aurais aimé réaliser)

L’homme sans paroles

J’ai rencontré Sophie en 1982, un samedi soir dans un bar à Bordeaux. Le bar était bondé, tout le monde hurlait, la veille j’avais été voir un concert de rock. J’avais passé ma soirée à hurler près des enceintes. Donc ce soir-là, quand Sophie m’a adressé la parole, je lui ai expliqué par des gestes que je ne pouvais pas parler et que j’entendais assez mal. Elle m’a souri, et elle m’a dit : tu es un sourd-muet. Je ne sais pas pourquoi, j’ai souri en haussant les épaules, elle a souri, ça a commencé comme ça. Elle a parlé pour nous deux toute la soirée, je l’ai écoutée. Je n’ai jamais aimé tellement parler. Le hasard fait bien les choses quelquefois, nous faisions nos courses dans le même supermarché. La semaine suivante, je l’ai vue au rayon frais, elle parlait avec une amie. Je suis allé vers elle, j’avais retrouvé ma voix, je pensais lui faire une surprise. Elle m’a vu, elle m’a souri, mais elle a continué la tirade sur laquelle elle s’était lancée avec sa copine. Après, elle s’est tournée vers sa copine et elle lui a dit : voici Bruno, un ami, il est sourd-muet. J’aurais dû rectifier ses propos, mais on aime tous être plaint, qui n’aime pas, quand on est un peu malade, ces moments où l’on est dorloté. On a fini nos courses ensemble, arrivés à la caisse, la caissière m’a demandé si j’avais la carte de fidélité, Sophie est intervenue pour m’aider, et la caissière m’a regardé avec compassion. C’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée de me taire pour Sophie. C’était un peu pour elle, un peu pour moi. Ce soir-là, j’ai dormi chez elle, et je crois qu’on ne s’est jamais quitté. J’ai abandonné mon appartement deux mois plus tard et je suis venue vivre avec elle. Je travaillais dans une entreprise de chaudronnerie depuis quelques mois. Je ne connaissais personne à Bordeaux, mes parents vivaient à Toulon, je les appelais une fois par mois. La vie a suivi son cours. Nous avons eu trois enfants, deux filles et un garçon. Je ne pouvais plus faire marche arrière, et puis se taire c’est une habitude. Je ne sais pas si j’ai eu de la chance, sûrement, pendant trente ans, j’ai tenu. Sophie a toujours parlé énormément, c’est une pipelette, je crois que mes enfants n’ont pas manqué de mots. Et en grandissant, mon handicap a peut-être renforcé leur amour. Ils sont tous passés par ce moment, au début de l’adolescence, où il comprenait ma différence et il venait vers moi et il me serrait dans leurs bras. Je suis à la retraite depuis cinq ans, j’ai deux petits enfants, on joue quelquefois en silence à des jeux de société. Sophie parle toujours autant. Elle a décidé que maintenant qu’elle était à la retraite, elle allait apprendre la langue des signes pour pouvoir échanger avec moi. J’ai eu un moment de panique. Puis j’ai repris mes vieilles habitudes, j’ai commencé à simuler un problème de vue. Tout aurait pu durer éternellement sans ces saletés de réseaux sociaux. Toutes les semaines depuis quarante ans, je m’accorde une soirée avec les copains du travail, maintenant avec les copains retraités. Pour Sophie, je vais à une soirée au centre pour les malentendants. Depuis quelques années avec les copains, on a abandonné le bowling, pour le karaoké. On rigole bien. Ce couillon de Denis n’a pas pu s’empêcher de nous filmer la semaine dernière. Je ne sais pas comment, mais une amie de Sophie m’a vu sur Facebook. Je suis sur scène, je chante : « We Are the champions ». Maintenant plus personne ne veut me parler. Sophie est partie, elle veut divorcer. En me taisant, je me suis perdu un peu moi-même.

Le silence est d’or, je ne sais pas. J’ai fait avec, on fait tous avec. Entre les phrases qu’on aurait aimé entendre, celles qu’on a malheureusement entendues, celles qu’on aurait aimé dire, et celles qu’on aurait dû taire, je ne sais pas si le langage est un cadeau pour les hommes, pourtant j’aurais aimé lui dire.

Bleu (Blade Runner, Van Gogh)

«  J’ai vu tant de choses que vous, humains ne pouvez pas croire. De grands navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion. J’ai vu des rayons fabuleux, des rayons C, briller dans l’ombre de Tannhäuser. Tous ces moments se perdront dans l’oubli comme des larmes dans la pluie. Il est temps de mourir. » Roy Batty, le réplicant meurt après ces quelques mots, quelques notes de Vangelis closent cette scène de Blade Runner.
Printemps 1983, j’étais de garde au service informatique du ministère de l’air à Ballard. La nuit était là, j’ai fait une pose. Je me suis approché de la fenêtre, j’ai regardé devant moi et je l’ai vu. Enfin, elle, je ne l’ai pas vu. J’ai vu deux taches bleues se déplacer dans la nuit, elles étaient d’un bleu électrique assez clair. La nuit n’était pas noire, elle était bleu foncé, éclairée par la lune et par la ville. Je crois que Van Gogh a voulu saisir ce bleu de la nuit, il a presque réussi. Il m’a fallu quelques secondes pour donner un sens à ces deux taches de bleu céleste se déplaçant sur ce fond de bleu Klein. Cette femme noire en blouse bleue, qui portait un sac poubelle bleu dans la nuit, je l’ai devinée. J’ai vu le rythme de sa marche, j’ai saisi les dimensions de son corps dans l’espace. Elle était là, en bas, entre ces façades, dans cette pénombre bleutée. Je regrette que vous n’ayez pas vu cela, vous qui me lisez, c’était magique. J’écris ces quelques lignes pour sauver cette beauté. Je ne peux pas rendre à ce moment ce qu’il m’a offert. J’ai vu ce bleu. Paris, la nuit vue du ciel, est un entrelacs de fils d’or blanc sur une plaque d’acier noire, quelques petits diamants sont visibles. L’homme trace des traits de lumière. Éloignons-nous, survolons la planète au bord d’un satellite, partons dans le vide, la terre est bleue, les villes des petites taches dorées, le monde est apaisé, sur un calot d’Agathe bleu, un enfant peint des petits points jaunes.

L’explosion, merci Serge

Le monde des adultes avait une face cachée. Ces grands mots qui ne voulaient rien dire, modernité, liberté, je venais de les comprendre un peu. Le monde autour de moi qui me semblait immuable, petit et confortable, était multiple et il y avait des êtres qui avaient le choix entre toutes les routes possibles et qui les sillonnaient. En dehors de cet espace protecteur, la famille, que j’aime tant, eux, ils osaient. Je les regarderai toujours avec envie et jalousie, comme je regarde les films où l’on voit des chevaux galopant dans une steppe, moi, assis dans mon fauteuil comme un sage de huit ans. J’ai survécu à une explosion. C’est un événement qui n’arrive jamais, ou rarement dans une vie. J’étais assis dans un canapé, entouré des gens que j’aimais, et c’est arrivé. Pour que vous puissiez visualiser les événements, je vais vous faire visiter l’appartement où la déflagration a eu lieu. Voilà, vous y êtes, au deuxième étage d’un immeuble récent en brique rouge, sous vos pieds des carreaux de lino bleu, devant vous une porte d’entrée bleu foncé, elle est équipée d’un judas. Passez la porte, vous arrivez dans une grande entrée rectangulaire, devant vous à trois mètres il y a une double porte en bois léger qui donne sur le salon. Sur le mur de droite, une bibliothèque, faite de planches épaisses de Sipo, posées sur des cornières en en acier noir. Sur ces planches, des livres, des séries noires, des folios, le Littré en tissu noir, des revues d’ethnologie, des revues sur l’art, des livres sur le bridge. Après la bibliothèque, il y a une porte qui dessert la chambre des filles. Sur le mur qui est à votre gauche, il y a un porte-manteau, et une autre porte qui est en face de la porte des filles, c’est la porte de la chambre des garçons. J’oubliais, sur les murs de cette entrée, une toile de jute collée, de couleur café, au sol un lino blanc cassé, fait de plaque carrée. Tournez-vous vers la droite, il y a une ouverture après un tout petit pan de mur, il donne sur un petit couloir. Prenez-le. La première porte, la salle de bains, puis celle des toilettes, après vous arrivez dans la cuisine. Repartez dans l’entrée, votre temps est compté. Ouvrez la double porte qui donne sur le salon. Attention l’explosion approche, il faut que vous vous souveniez des détails. Entrez dans le salon. Je suis là, à droite, assis sur un canapé en velours rouille, je suis serré entre les autres. À votre gauche, une table en verre fumée équipée de pied en inox, les chaises assorties en inox et recouvertes de tissu de couleur rouille. Après la table, une porte ouvre sur la chambre des parents. Au sol comme vous avez pu le constater dans tout l’appartement, les carrés beiges en lino prospèrent. Les deux pans du mur qui entourent la porte d’entrée sont recouverts d’un papier peint, recouvert de gros cercles orange. Sur le mur en face, celui où il y a le meuble de la télévision, un papier peint avec des fougères marron sur un fond blanc. Sur le mur de gauche, une porte qui ouvre sur la chambre des parents, sur le mur opposé, il y a une baie vitrée avec une vue sur la voie ferrée. Regardez la télévision, l’explosion va arriver. Sur l’écran Jean Gabin, le Pacha, dans une SM bleue, roule vers un studio d’enregistrement, il est à la recherche d’un bassiste soupçonné d’avoir participé à un braquage violent. Un gros plan sur une caisse claire, les baguettes frappent, écoutez ce pattern, deux Congas et la basse suivent, puis une guitare électrique au son muté, gratte des cocottes funk, le chanteur, cigarette à la main, nous crache à la figure :

Écoute les orgues
Elles jouent pour toi   
Il est terrible cet air-là     
J’espère que tu aimes    
C’est assez beau non       
C’est le requiem pour un con       
Boom !