Les fils à maman

Je les aime bien,
Mais quelquefois
J’aimerais me promener
Armé d’une massette
Leur donner un petit coup
Sur la cuisse
Une tape amicale
Un petit rappel
C’est pour eux
Que je ferais ça.
Qu’ils pensent
À goûter la tendresse
De leur créatrice.
Un petit pense-bête,
La caresse
D’un Kilo d’acier
Contre
Une tonne d’amour.
Ils iraient la voir
Pour montrer leur bobo,
Et perdus dans
ses deux yeux éternels,
Ils verraient, le sourire
D’une mère pour son enfant.

Peut-être,
Qu’ils me remercieraient,
Les fils à maman.

Petit texte, juillet 2023
Keyser Söze

LES PETITS TEXTES.

Ça vient en un jet, par poussées.
Une façon de recracher le monde,
De lui rendre la monnaie de ma vie.
Un arrêt du temps et du cœur,
Un sauvetage, du meilleur de moi.
Vibrer comme une aile de colibri.
Brûler un peu de ma chair.
M’embraser de rêves noirs,
Retourner ma peau et
Lire à l’envers mon cerveau.
Voyager en apnée
Entre le rire et les peurs.
Les sens dérangés,
M’ouvrir aux peut-être.
Lancer des éclairs d’ombre,
Cracher ma danse des morts.
Jeter sur la table le blanc et le noir.
Tremper ma plume là-dans, et
Enfant malade,
Vomir un jet d’encre.

Petit texte, juillet 2023
Keyser Söze

Le plaisir de décevoir

Ils espèrent, ils vous lisent
Vous écoutent, vous regardent.
Un bâillement, une posture
Une interruption, une toux,
Je comprends leurs gènes.
Ils y croyaient,
Ils voulaient le
Meilleur de moi.
Ils sont déçus.
Je suis un peu honteux.

Délesté d’eux,
Je redeviens moi,
Uniquement moi.
Je souris.

Petit texte, juillet 2023
Keyser Söze

Journal d’écriture du 11/07/23

J’ai annoncé mes espérances pour le texte à écrire au cours de la réunion Zoom, c’est un peu comme au jeu de tarot, on verra à la fin de la partie. J’ai cette envie d’emmener le lecteur par la main et de le perdre avec moi, qu’il y est des blancs, des absences, qu’il cherche entre les lignes. Je m’adresse à peu de lecteurs, j’espère les trouver. C’est un peu aller contre ma nature, mais j’ai plus envie d’écrire que de raconter. Une envie de plonger dans les phrases et les mots, une envie d’écrire avant de penser le texte. Je vais relire le dictionnaire crayon en main, j’espère que ça ne me prendra pas trop de temps. Je veux trouver des mots, des verbes, et les associer à des lieux, des personnages. Je n’utiliserai pas n’importe quel dictionnaire, non, il me faut celui de mon grand-père, il me faut mes grigris. Je vais me fixer un objectif quotidien d’écriture : cinq cents mots, je passerai à mille si je le peux. Cela correspond à peu près à deux ou trois heures d’écriture, je ne peux pas faire plus, c’est ma limite, après mon cerveau patine dans le vide. Cet objectif, ce nombre fixé, heureusement, je l’oublie souvent en écrivant. Il m’arrive de regarder dans le coin droit de mon écran et de découvrir l’objectif atteint ou dépassé.
Mais il y a aussi les jours où je grappille chaque mot, où chaque phrase que j’efface m’éloigne, ces jours-là il faudra que je sois têtu.
J’écris aussi mes trois pages avant, trois pages pour moi, à la main, stylo sur feuille. Écrire c’est un geste, ça fait du bien d’avoir mal aux mains grâce au stylo, j’ai l’impression d’être un peu plus écrivain. Les trois pages sont écrites, passons aux cinq cents mots.

Journal d’écriture le 10/07/23

Écrire c’est aussi trouver sa méthode pour apprendre à écrire, c’est vrai, je crois, dans toutes les activités artistiques. Il faut accepter et vouloir être un éternel étudiant. Il faut aussi nourrir la machine humaine, apporter du neuf, chercher, accueillir, découvrir. C’est un moment difficile le début d’un récit, j’hésite toujours entre laisser venir, au risque de partir dans le facile, ou construire, réfléchir, planifier. Je ne sais pas s’il y a une bonne méthode, ce sont deux manières de voir une histoire, soit on pense qu’elle viendra par l’écrit ou alors qu’elle viendra par l’esprit. Qu’en j’écris un petit texte (une sorte de poème, que je n’appelle pas poème, et qui n’est pas de la poésie, parce que ces mots, poésie et poème sont associés à des textes que j’apercevais à l’école, des textes pleins de mots antiques, des textes dont l’accès m’était impossible, comme l’est une langue étrangère, et que j’avais besoin de mots qui me soignent sans traducteur) qu’en j’écris ces petits textes, l’esprit vient après, mais je suis en train de faire un croquis sur un carnet, je ne suis pas face à une grande toile blanche. Il faut écrire pour le savoir, essayer. Peut-être qu’il faut multiplier les croquis et après construire, mais il manquera des croquis, croquis qu’il faudra réaliser avant de finaliser les plans.

Journal d’écriture 09/07/23

Hier soir j’ai écrit un petit texte, un texte qui aurait dû être écrit il y a bien longtemps. Je ne m’en suis pas débarrassé, j’ai hésité à l’écrire, je pouvais le garder sur le ventre encore bien des années, mais il est arrivé, ce n’est pas un accouchement, juste un vieux pansement enlevé, j’ai un peu aussi le sentiment d’avoir ouvert un robinet, qu’un filet d’eau est apparu.
Je vais commencer la rédaction de mon nouveau roman, j’aimerais que tout ne soit pas dit, que le lecteur soit perdu et en même temps embarqué. C’est le départ, vous entendez le sifflet de la locomotive.


L’arrivée, je ne sais pas

Un petit cœur rouge

Fabrice m’avait prévenu il y a un mois, il finissait sa carrière fin juin. Le pot pour son départ à la retraite était organisé aujourd’hui à dix-sept heures. Cela faisait cinq ans, qu’on ne s’était pas vus. Il avait quitté le collège des Nations Unies à Combes-la-Ville pour La Rochelle, il espérait y retourner depuis plusieurs années. Une fois par an, on s’appelait, il m’avait aidé, moi j’étais un jeune enseignant arrivant dans une banlieue difficile, lui il avait déjà vingt ans d’expérience. On a toujours gardé ce rapport, il est celui qui sait, moi celui qui l’écoute. Je sais très peu de choses sur sa vie personnelle, le peu que j’ai réussi à savoir, je lui ai arraché, ou je l’ai deviné. Je crois qu’il est toujours célibataire. Je lui posais peu de questions, je voyais bien que cela le mettait mal à l’aise. Je sais qu’il écrit des romans, j’ai eu l’occasion de lire un de ses manuscrits. Un récit étrange, l’histoire d’un jeune homme, qui partait à la recherche d’un écrivain, celui-ci portait le même nom que son père disparu. Et ce héros en quête d’un père emmène avec lui, sa compagne en Italie. J’avais trouvé très étrange le personnage de la jeune femme, elle était irréelle, elle le suivait sans réaction, ballottée par l’enquête, comme une poupée. Il avait une écriture énergique et vive, l’inverse de l’impression qu’il donne quand on le rencontre. Il a cette voix douce et lente, on imagine qu’il ne s’énerve jamais, que tout est pensé, sous contrôle. Je crois qu’il ne comprend pas la bêtise, ce repos confortable. Mais son intelligence est un peu perdue, comme si le monde restait pour lui un mystère insondable. Je le reconnais devant les portes de la gare. Il fait une chaleur étouffante, fin juin, c’est le début d’un été chaud. J’aime les gares, surtout les gares de province. Elles sont déjà un voyage, tout est exotique, nouveau. Je descends du wagon et je vais vers lui. Il est devant moi, toujours vêtu d’une chemise à manches longues et d’un jean, une paire de chaussures bateau, marron, rien n’a changé, le même uniforme. Il a toujours ce visage doux, habillé d’un regard un peu myope et d’un sourire amical. Ses cheveux ont blanchi, je retrouve dans l’instant l’homme que j’avais connu, presque un ami, mais la barrière qu’il élève autour de lui et qui le protège de toute familiarité est toujours là. Il m’accompagne à mon hôtel, pendant le trajet j’apprends qu’il est toujours célibataire, il vit dans un petit deux-pièces au centre-ville. Je lui parle de Julie, de notre envie d’avoir un enfant, il sourit, il a ce sourire qu’ont quelquefois les exilés quand on parle de leur pays, ce pays qu’il n’arrive pas oublier, celui qu’ils ont vu il y a longtemps. Il propose de venir me chercher vers seize heures trente, son pot de départ est prévu au collège une demi-heure plus tard. Je monte dans ma chambre. J’ai deux heures devant moi. J’ai un appétit de loup, je pose mon sac et je vais dans la rue Saint-Nicolas, une rue où il y a des bars pour les étudiants. En milieu d’après-midi, il n’y a que quelques petits groupes buvant de la bière. Je continue mon chemin, au coin d’une rue où il y a un snack, le comptoir de Walter, je m’installe à une table. Je mange vite et bien et je vais marcher. Je m’écarte du quartier étudiant. Les rues sont désertes, le soleil découpe des tranches de lumière dans l’ombre des immeubles. Je traîne, cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Julie veut un enfant, moi aussi, tout le monde me prévient : tu verras avec un enfant, le temps va s’accélérer, tu n’auras plus une minute à toi. Mais j’ai envie d’être encore plus occupé, d’être débordé, j’ai toujours plus de choses à faire que je ne peux en faire et j’aime ça. J’avance, en profitant de chaque pas, souriant, une vie pleine m’attend. Une jeune femme, jolie, sort son vélo d’un porche, elle me regarde surprise de me voir, elle me sourit, elle monte sur son vélo, elle a un corps de danseuse, des attaches fines, elle part d’un coup de pédale facile. Je tourne à la rue suivante pour faire une boucle et revenir vers l’hôtel. J’avance la tête en l’air comme un touriste, s’étonnant d’un rien. Je sors mon téléphone, je photographie quelques portes cochères en bois, une façade en pierre, j’imagine un poème, des mots jetés sur une vidéo, une déambulation artistique, une vie possible que je ne réaliserai pas, ce n’est pas pour moi. J’arrive dans une zone ou de nouveaux immeubles se construisent près de la poste. J’entends des cris derrière une palissade en tôle, je regarde par un espace entre deux panneaux métalliques, et je vois deux jeunes gars habillés en survêtement noir qui donnent des coups de pied à un homme au sol. L’homme se protège comme il peut avec ses bras. Je les regarde faire, les deux jeunes demandent à celui qui est à terre : ils sont où ? Le plus petit, des deux, demande à l’autre d’aller chercher un morceau de fer à béton un peu plus loin sur un tas de gravats. Je ne sais pas pourquoi je crie : j’ai appelé les flics. Ils ne comprennent pas, je répète en criant : les flics arrivent. L’un d’eux me dit de dégager, qu’ils vont me massacrer. J’hésite à partir en courant, il faut qu’ils fassent le tour de la palissade pour venir sur moi, j’ai un peu de temps. On entend une sirène de police approcher. Ils donnent des coups de pied à l’homme au sol et ils partent en marchant d’un pas rapide vers les rues plus animées. Je fais le tour de palissade et je vais voir l’homme à terre. Il s’assoit, il est peut-être malgache, je lui demande comment il va, je l’aide à se relever. Je lui propose de l’emmener à l’hôpital, il refuse, il me dit que ça va. La sirène s’éloigne, elle part vers le centre-ville. L’homme me remercie, il va en boitant, jusqu’à une cabane de chantier collé à la palissade, il glisse une main entre les deux, il sort un sac plastique, il revient vers moi, il prend dans le sac un petit sachet qu’il me tend, il me dit : prends, éclate-toi, je refuse, il met de force un sachet dans ma main, et il me redit éclate-toi, donne ça a une fille tu seras son dieu, c’est de l’Ectasy spécial, c’est pour m’avoir aidé. Je regarde le sachet, il contient un comprimé rouge avec un cœur en creux gravé dessus. Je mets le sachet dans la petite poche de mon jean. Il part en boitant vers la gare. Je le regarde partir, j’hésite et je vais vers l’hôtel. Je prends une douche, je mets une chemise et une cravate, je remets mon jean. Je sors le cachet, je le remets dans ma poche, je pense en parler à Fabrice, je ne sais pas, peut-être lui donner, un cadeau de plus, qu’il s’amuse pour une fois et je me vois lui raconter mon aventure, être un peu un héros, le cachet en est la preuve. Je m’allonge sur le lit en l’attendant et je regarde un vieil épisode d’une série télé. Mon téléphone sonne, Fabrice est en bas, il m’attend. Je descends, il est garé juste devant l’entrée de l’hôtel. Il a mis un costume, il est élégant. Je me moque un peu de lui. Pendant le trajet, il me parle de son collège du nord de La Rochelle, à Mireuil. Il m’explique que ce n’est pas plus facile qu’aux Nations Unies, mais qu’ici aussi l’équipe d’enseignant est solidaire, après il m’interroge sur mon doctorat, je crois qu’il est fier de ma réussite. J’en profite pour le remercier une nouvelle fois. Il se gare sur le parking du collège, il reste une place libre, celle dédiée aux livraisons près du mur de l’accueil, il me dit que c’est plus prudent pour sa voiture. Je souris. Des tables sont installées dans le réfectoire. Une trentaine de personnes discutent en petit groupe. Fabrice me présente ses collègues, l’équipe est constituée essentiellement de jeunes enseignants. Fabrice me sert un verre de sangria, il me connaît, quand il y a plus de cinq personnes dans une pièce, il me faut un verre. La proviseure arrive, une femme d’une cinquantaine d’années, petite et énergique, elle est élégante. Elle vient nous saluer. Fabrice sourit. J’apprends que c’est une ancienne professeure d’histoire. Elle me demande sur quel sujet j’ai écrit ma thèse. Charlotte Corday, je réponds. Je détaille un peu le parcours de cette jeune femme courageuse qui a sacrifié sa vie pour ses idées. Elle me dit qu’elle aimerait lire ma thèse, je lui réponds que je lui en ferai passer un exemplaire par l’intermédiaire de Fabrice. Elle me remercie et elle nous quitte. J’observe Fabrice qui la regarde. Il ne voit qu’elle. Je souris maintenant, je découvre un autre Fabrice, derrière le moine, se cache un amoureux transi. Je pense au cachet, je peux peut-être donner un coup de pouce au destin. La proviseure prend un micro et elle fait un petit discours. Fabrice boit ses mots. Douze ans à enseigner à des gamins, une histoire qui lui semble lointaine et étrangère. Je ne sais pas comment il va remplir sa vie maintenant. Il a ça dans le sang. Les collègues de Fabrice ont préparé une petite chanson drôle. Je vois qu’il est touché. C’est le moment des cadeaux. Fabrice reçoit un vélo électrique avec ses accessoires, un casque et des sacoches. Un vélo de ville, ils ont oublié les pinces pour le pantalon. Fabrice remercie tout le monde, il est ému. Je crois que la proviseure aussi, elle le regarde avec tendresse. Avant de me lancer dans une opération « Tournez manège à l’ecstasy », j’essaie d’en savoir un peu plus. Je rejoins une jeune femme un peu ronde agrippée au buffet qui se bâfre de petits fours salés, je remplis mon verre avec une bonne louche de sangria. Elle fait partie de ces femmes qui joueront à la poupée toute leur vie. Je me présente, je lui demande si elle a des enfants, parce que moi, je vais en avoir un bientôt. Bien sûr elle est aux anges, elle en a deux, une fille et un garçon. Elle me prodigue des conseils, elle me félicite bien sûr, c’est la plus belle chose qui puisse m’arriver. Ça ne loupe pas, elle me montre ses deux petits monstres en photo. Je ne sais pas quoi dire, on dirait deux bouledogues que quelqu’un se serait amusé à vêtir de vêtements d’enfants et sur leur tête on se serait amusé à déposer une perruque noire Playmobil pour le garçon et une perruque brune à couette pour la fille. Je ne sais pas si pour elle cela a été la plus belle chose qui lui soit arrivée. Je la félicite quand même. Elle a sûrement créé une nouvelle espèce. Je lui demande si la proviseure à des enfants, ça suffit, elle est partie, je connais tout de la vie de cette femme, elle me raconte chaque détail à la vitesse des petits fours qu’elle aspire. J’apprends que la proviseure est veuve, saleté de cancer qui a tué son mari en six mois, elle a deux grands fils qui travaillent sur Paris. J’observe discrètement Fabrice qui discute avec elle, je les vois, je ne crois pas qu’ils se soient mis en couple, je perçois une distance, je vais interroger Fabrice pour en savoir plus. Je me sens bien, je souris bêtement, je ne bois jamais, alors quand je bois un peu, je suis tout de suite légèrement ivre et le monde est à moi. En marchant vers ce couple, je les imagine, Fabrice et cette femme, elle sur son bureau, la jupe relevée, un remake du facteur sonne toujours deux fois, mais j’arrête vite cette vision trop nette. Je crois qu’il y a un âge où il faut baisser la lumière. Ils arrêtent de discuter à mon approche, je crois qu’ils évoquent un ancien collègue, les derniers mots que Fabrice prononce sont : la vie est courte, il faut en profiter. Mais tu as raison mon Fabrice, profite, la vie est courte, je palpe avec mon pouce le sachet contenant le cachet dans mon jean. Je crois que l’opération » petit cœur rouge « va commencer. Je vais faire deux heureux, ce soir. Les verres sont vides, je me propose d’aller les remplir, ils sont tous les deux raisonnables, ils ont de la route à faire, ils prendront du cocktail sans alcool. Je vais au buffet, avec leurs verres. Je regarde autour de moi, tout le monde discute. Je pose les deux verres, je sors le cachet, je le pose sur la table et je pose ma main gauche dessus. Je prends la bouteille de cocktail de ma main droite et au début du versement, je me sers de ma main gauche pour tenir le verre et j’en profite pour lâcher le cachet dans le verre. Je retourne voir les amoureux avec mes deux calices. Je donne la potion magique à la déesse d’un soir. Fabrice parle de sa vie à venir, de son envie d’aller enseigner en Afrique. Je vois un peu d’admiration dans le regard de la proviseure, elle sourit. Je ne sais pas quel est le temps nécessaire pour que le cachet fasse effet. Les gens commencent à partir, je souffle un peu, il faut que je trouve un moyen pour qu’il reste tous les deux, je ne sais pas quelle voiture à cette femme, mais je connais celle de Fabrice, je m’éclipse pour aller aux toilettes, et j’en profite pour aller sur le parking. Je dégonfle les deux pneus de la voiture de Fabrice du côté qui longe le mur de l’accueil, et je retourne voir les tourtereaux. Fabrice évoque le Togo, le voyage qu’il a fait l’année dernière, la rencontre avec cette femme qui dirige un orphelinat. Je m’intéresse, je lui demande des précisions. Il est enthousiaste à l’idée de ce nouveau départ. Tout le monde est parti, nous ne sommes plus que trois. Fabrice nous remercie tous les deux, puis il ajoute qu’il est temps de fermer boutique. Nous allons au parking. Fabrice découvre ses deux pneus dégonflés, il ne s’énerve pas, il pense à une mauvaise blague de ses collègues. Fabrice reviendra demain avec un petit compresseur. La proviseure propose de nous déposer. Elle me dépose à l’hôtel, puis ils repartent vers l’appartement de Fabrice. Le lendemain j’ai attendu Fabrice, on devait se voir avant mon départ, j’ai cherché à le joindre, il ne répondait pas. J’ai pris mon train. J’ai essayé de nouveau de le joindre les jours suivants sans succès, j’ai imaginé qu’ils étaient partis tous les deux sur un coup de tête à Venise ou à Djerba. J’étais fier de moi, j’avais planté ma flèche, un cupidon moderne. Nous sommes parties avec Julie chez ses parents, ils habitent en Corse. Le vendredi j’ai reçu un appel sur mon portable. C’était le commissariat de La Rochelle, il voulait que je fasse une déposition au commissariat d’Ajaccio. Je me suis présenté le lendemain, samedi au matin. Un jeune homme m’a reçu, il ne devait pas avoir trente ans. Il se nommait Ange Bonelli. Je lui ai demandé pourquoi il voulait ma déposition. Il m’a répondu qu’une enquête pour viol était ouverte à La Rochelle, il n’en a pas dit plus, elle concernait Fabrice. Je lui ai fait le récit de mon séjour à La Rochelle, je n’ai pas parlé du cachet. Fabrice était soupçonné d’avoir violé une femme. Quand je suis rentré, Julie voulait tout savoir. Je lui ai fait un compte rendu de ma déposition. Bien sûr elle m’a posé cinquante questions, quand elle fait ça, j’ai l’impression d’être un enfant. Le lendemain, j’imaginai différents scénarios ou je n’étais pas responsable, après tout Fabrice aurait peut-être dérapé, avec ou sans cachet, le célibat, ça peut rendre fou, et puis dans ces histoires de viol on ne sait jamais, il y a toujours un doute sur le récit de la victime, et je ne l’ai pas inventé le sourire qu’elle avait en écoutant Fabrice, elle va se ressaisir la petite dame, c’est peut-être une chance ce qui lui est arrivé. Les flics, ils sont lents, mais ils vont bien se rendre compte que Fabrice ce n’est pas un violeur, ça va prendre peut-être un peu de temps. Lundi matin je suis partie faire un footing avant le petit déjeuner, à mon retour Julie m’a informé que je devais retourner au commissariat, rien d’important, mais le jeune officier avait fait des erreurs dans sa retranscription, il fallait que je resigne un autre exemplaire de ma déposition. Je me suis douché, j’ai déjeuné et j’y suis allé. Le jeune inspecteur m’a souri, il m’a demandé de m’asseoir, il s’excuse, il est dyslexique, il avait oublié des petits mots pendant sa saisie, quelques : de, à ; alors il préférait que je signe un exemplaire correct de ma déposition. Mais avant, il avait une ou deux questions. Il prend un carnet qu’il ouvre et il me dit :
 — Je note tout, je n’ai pas une très bonne mémoire, enfin c’est ce que dit ma femme, alors je note. Quand j’ai eu votre femme, Julie au téléphone ce matin, elle est aussi bavarde que la mienne, il sourit, elle m’a dit qu’elle était au courant pour votre déposition, on a discuté un peu, elle m’a dit qu’elle avait aperçu votre ami Fabrice une fois ou deux, et qu’elle était très surprise qu’on le soupçonne de viol, pour elle, c’est un homosexuel refoulé.
 — Moi aussi, enfin je veux dire moi aussi je suis surpris.
 — Elle a continué en me disant qu’elle voyait mal, Fabrice acheter de l’ecstasy pour droguer une collègue. Après avoir eu votre femme, j’ai eu un doute.
— Sur quoi ?
 — Le dimanche est passé par là, j’étais invité au mariage d’un cousin à Calenzana, alors hier soir j’étais un peu fatigué, par prudence j’ai préféré faire la route tôt ce matin. Mais je ne me souvenais pas qu’on ait parlé samedi d’ecstasy, j’ai relu votre déposition, et je n’en ai pas trouvé de trace.
— Je ne sais pas pourquoi elle a dit ça.
— Moi non plus, mais on en parle beaucoup en ce moment aux informations et aussi dans les séries télé, mais quand même, j’ai appelé mes collègues à La Rochelle, et effectivement il s’agit bien d’ecstasy avec du GHB, un cocktail magique. Ils ne le savaient pas samedi, ils n’avaient pas encore reçu les résultats, en ce moment il ne faut pas être pressé.
— Elle a dû entendre ça à la télé
— C’est ce que je me suis dit, mais dans le doute j’ai appelé votre femme, il y a cinq minutes, et elle est presque sûre que c’est vous qui lui avez parlé d’ecstasy, mais la mémoire.
Il attendait une réponse de ma part, je n’ai rien dit. Il a repris:

  • Mes collègues de La Rochelle m’ont appris ce matin que plusieurs témoins vous avaient vu servir les derniers verres bus par la victime et Fabrice et hier soir un témoin qu’ils n’arrivaient pas à joindre a fait sa déposition au commissariat de Calais, ce jeune homme était allé fumer une cigarette sur le parking du collège et il vous a vu aller derrière la voiture de Fabrice et disparaître une ou deux minutes, il a cru que vous refaisiez vos lacets après avoir pris quelque chose dans la voiture de Fabrice, le côté de la voiture où deux pneus ont été dégonflés. Les deux pneus que mes collègues sont en train d’examiner, peut-être qu’ils y trouveront des empreintes. Déjà, avant de faire votre déposition, je vais vous préciser les risques pour votre ami Fabrice, il risque entre dix et quinze ans de prison, et violeur en prison, ce n’est pas le meilleur profil. À l’âge qu’il a, comment il en ressortira ?
    Il me regarde puis après un long silence il me pose cette question :
  • Est-ce que votre ami Fabrice mérite de finir sa vie en prison ?
    Et il ajoute d’une voix calme, presque amicale :
  • Alors que pouvez-vous me dire sur ce cachet d’ecstasy ?
    J’ai hésité, je ne voulais pas parler, je voulais gagner du temps, je flottais dans une mare d’incertitude, je ne sais pas pourquoi j’ai dit ces mots:
     — C’est un petit cœur rouge.

Le voleur de temps

À qui dois-je réclamer
Les heures perdues
Les minutes envolées
Qui va me rembourser
Il doit y avoir un responsable
On me doit ce temps
Je n’ai pas inventé l’ennui
Je n’ai pas inventé la solitude
Alors, remboursez-moi
Sale voleur de temps
Votre dette est grande
Je ne l’effacerais pas
Mon temps est compté
Elle vient ma fin
J’entends le tic-tac
Je ne veux pas regretter
Je veux aimer la vie
J’ai encore le temps
Alors, payez maintenant

Janvier 2023
Maître Kobayashi

Un monde parfait

La beauté du défiguré. La sculpture grecque endommagée est particulièrement belle parce que nous voyons sur ce qui n’est pas abîmé combien elle aurait pu, dû être magnifique, combien elle l’a été. Nous lui inventons une beauté à laquelle la réalité n’aurait jamais pu faire concurrence.
Jo Nesbø. Leur domaine.

Je suis John 4616/4616 au carré. J’ai eu quarante-cinq ans il y a deux semaines. Je suis un habitant du continent nord-ouest. Je vis dans un monde parfait et j’aime ce monde parfait. Pourtant j’ai passé une nuit étrange. Tout a commencé par la rétraction de mes extensions oculaires, j’ai senti le frottement sous mes paupières de la fine membrane. J’ai ouvert les yeux, j’étais plongé dans la nuit. J’ai senti le corps de Sarah contre moi, cela m’a rassuré. Je ne savais pas si je rêvais ou si j’étais éveillé. Je ne me réveille jamais habituellement. J’étais assis dans le lit, je regardais notre chambre, je devinais des masses, le fauteuil en velours vert, le bureau et sa chaise à roulettes, tout était là, pourtant j’avais l’impression de ne rien reconnaître. J’étais inquiet. Mes extensions oculaires ont repris leur place habituelle. J’ai allumé mes extensions auditives, elles ont diffusé la gymnopédie numéro un, une ancienne pièce au piano, douce et calme. Je me suis apaisé au bout de quelques minutes et je me suis endormi. Le réveil sonne, on se lève ensemble, comme tous les matins.
— Ça va mon amour ?
– Oui. Et toi, tu as bien dormi ?
— Oui. J’ai fait un drôle de rêve. Tu as une longue journée ?
— Non, je serais là de bonne heure, et toi ?
— Jour férié en Asie, je suis de repos.
— Chanceux. Tu iras acheter des fruits au marché ?
— Oui madame.
On forme une équipe bien rodée, allumer la bouilloire, sortir les aliments du frigidaire, verser le café, un passage aux toilettes. Chacun autour de la table regarde son écran d’informations personnelles. On échange quelques mots, on sourit. Après on se lave, s’habiller, les gestes ordinaires, pourtant je la trouve toujours aussi belle. Tous les deux dans le miroir, nous formons un très beau couple. Je regrette que l’administration nous ait interdit d’avoir un enfant. Il aurait été parfait, on ne pouvait concevoir qu’un ange. On s’embrasse, elle part, ce soir je la retrouverai, je ne sais pas quelle sera la musique que j’entendrai dans mes extensions auditives à ce moment-là, le choix du processeur est toujours idéal, avec le temps le processeur a ajusté ces choix en fonction de mes réactions émotionnelles. J’aime ces retrouvailles quotidiennes. Elle avancera vers moi, elle sera toujours parfaite. Ce matin, je n’ai pas d’opérations à piloter. Il m’arrive de conduire trois opérations en parallèle, un assistant est près de chaque robot et il obéit à mes instructions. Le code de médecine internationale exige la présence d’un assistant, quelquefois je regrette qu’il soit là, le robot se débrouillerait bien mieux sans eux. Je regarde sur l’écran central les informations. Je traîne, j’aime ces moments volés au quotidien. Je sors, j’active les alarmes. Je marche vers le centre de la ville. J’aime ma ville, les rues en marbre gris brillant, les lampadaires en cuivre, les gens heureux dans leurs beaux habits blancs et purs, les femmes et leurs grands cheveux noirs. Je descends l’avenue du port royal, les vitrines proposent aux chalands des vêtements de luxe, brodés d’or et de diamants. J’arrive à la place du marché. Les vendeurs de fruits et de légumes exposent les récoltes de la saison. Les oranges brillent à côté des figues juteuses. J’hésite, j’achète quelques abricots, leur peau est parfaitement lisse et veloutée, leur couleur orangée est douce. Je suis sûr que leur goût sera parfait. Je suis devant l’étal, mes extensions oculaires se rétractent, dans la seconde qui suit j’entends ce message :

Alerte. Défaut d’extension oculaire. Contactez d’urgence le centre de maintenance.

Le vendeur qui me parlait a disparu, il était rasé de près, sa barbe était d’un noir profond, sa peau était lisse, sans aucune cicatrice, ses iris étaient noirs, son blanc de l’œil était pur, ses dents d’un ivoire intact. Ses cheveux étaient noirs et coupés ras. Sa blouse de couleur écrue semblait douce, elle ne portait aucune salissure. Il me demande si je souhaite acheter autre chose. Je ne comprends pas. La voix que j’entends est la même que celle qui m’a demandé combien d’abricots je souhaitais. Mais ce vendeur est sale, sa blouse porte diverses tâches, ses iris sont marron, et le blanc de ses yeux est marbré de petites veines rouges, la peau de son visage porte la trace de cicatrices petites et multiples au front et sur ses joues, dans sa barbe des poils gris et marrons sont mêlés aux noirs. Ses cheveux sont gris foncé et blanc, ils forment un mélange assez laid. Je vois la naissance de certains poils de sa barbe sur son cou et sa peau a par endroits l’aspect d’une peau de poulet plumé. Je regarde ses dents, elles sont tachées de beige très clair, surtout celles de devant. Je n’ose plus rien dire. Je regarde les fruits que je viens d’acheter, ils sont dans un sac de papier. Je prends un abricot, il est talé, sa teinte est différente par endroit, il est presque entièrement vert avec un peu de jaune pâle mêlé, la partie talée est presque marron clair, elle suinte. Je regarde mes pieds, mes chaussures sont sales, une poussière grise recouvre le cuir noir, le sol de marbre a disparu, je suis sur du béton gris foncé, granuleux, maculé d’auréoles blanchâtres. De nouveau, mes extensions auditives diffusent le message :

Alerte. Défaut d’extension oculaire. Contactez d’urgence le centre de maintenance.

Tout est différent, tout est identique et tout est étranger. Je n’ose pas bouger, le sol est sale. Où que mon regard se porte, il ne voit rien de pur. Chaque objet, chaque être, est abîmé, usé, sali. Où est mon monde, où sont mes semblables ? Je sais depuis toujours que les extensions changent légèrement nos perceptions, qu’elles nous montrent le vrai monde, elles ont été conçues pour cela, et on doit « Le » remercier tous les jours. Je « Le » remercie tous les jours. Nous apprenons très jeune que nos sens naturels sont altérés par les radiations, qu’ils nous mentent, que les extensions nous sauvent en rétablissant la vérité. Notre monde est parfait, « Il » l’a créé. Je pars vers le centre de maintenance en accélérant le pas. J’arrive à la Place des Fêtes. Une fête de la justice a lieu. Mes extensions oculaires reprennent leur place. Le monde est redevenu pur et vrai. J’entends comme la foule dans mes extensions auditives : Bubak and Hungaricus de Mozart. Tout le monde rit, les enfants crient, espérant être hissés sur des épaules, pour voir le spectacle. Le fantôme a perdu la moitié de ses points de vie. Il ne lui en reste plus que cinquante. Les lanceurs ont été choisis au hasard, toujours des hommes. Ils lancent à tour de rôle leurs boules de couleur. Au cœur de la place, dans le marbre gris, un pentagramme est tracé avec des bandes de marbre noir. Chaque lanceur est à l’un des cinq angles, au centre, le fantôme attend, petit personnage inquiétant, forme en drap blanc, avec deux grands yeux faits de deux ronds noirs inexpressifs. Une boule verte émeraude vient de le toucher, on entend un craquement ; il a perdu cinq points de vie, la foule applaudit le lanceur. Une excitation gagne le public, la fin est proche, tout le monde veut voir le spectacle. Les passants se sont arrêtés, les commerçants ont fermé leur boutique pour cet instant. La boule gagnante vient de toucher le fantôme au sommet du crâne, les points de vie tombent à zéro. Dans le ciel un feu d’artifice débute. On entend tous : Les esprits de l’eau de Gustav Holst. Les étoiles montent du sol, puis elles explosent en mille couleurs, les yeux des enfants brillent, les passants sourient, on devine des lumières fantastiques, des pluies de comètes, des nuages de constellations. Le spectacle est réussi, le vilain fantôme est déjà oublié.

Alerte. Défaut d’extension oculaire. Contactez d’urgence le centre de maintenance.

Mes extensions se rétractent. Le ciel est jaunâtre, le feu d’artifice a disparu. Les gens rient, les enfants sautillent de joie. Je regarde au centre de la place, au sol il y a une forme sous un drap écru, deux grands ronds de tissus noirs sont cousus au niveau de la tête. Le drap est taché de taches rouge foncé et d’auréoles brunes et jaune. Une grande flaque de sang brillante s’étale sur le sol gris. La justice est passée. Je décide de rentrer chez moi mon sac de fruits à la main. Mes extensions auditives diffusent une suite de morceaux électroniques dansants. J’arrive au bas de notre tour végétalisée, des nappes de perroquets multicolores s’envolent, leurs cris se mêlent à la musique. Je sais pourtant que mes yeux me trahissent, je ne sais pas pourquoi c’est toujours le pire que je veux croire. Je voudrais être sûr de voir le vrai monde. Je n’avais jamais vu que nos immeubles étaient faits de blocs assemblés. Je vois des traces de rouille qui ont coulé aux jonctions. Je vois les traces de guano d’oiseaux qui rongent comme une lèpre des pans de murs entiers. Je prends l’élévateur, j’arrive au vingt et unième étage. Je désactive les alarmes. J’entre dans notre appartement, je le regarde, comme si c’était la première fois. Je vais dans la salle de bain, je me regarde dans le miroir. Je suis un autre, je pensais ressembler aux hommes des magazines. Mes yeux sont petits, mon nez est busqué, mon crâne est en forme de rectangle. Bien sûr il y a une ressemblance avec l’image que j’ai vue ce matin, mais je vois une version dégradée de moi. Je touche avec mes mains, mon front, mes joues. Face au miroir, je me mesure avec mes doigts écrasés que je le place sur mon visage et je note ces multiples distances, je redessine ce visage point par point sur une feuille de papier posée à côté de l’évier. Cela me prend plus d’une heure. Je regarde le dessin obtenu et je comprends. Je voyais bien le dessin se faire, trait par trait, mais j’avais encore un espoir, comme si tout à la fin, le dernier trait pouvait tout changer. Je me vois sur la feuille. Je suis lui. Je suis cet autre dans le miroir. Depuis mon arrivée dans notre bloc, j’entends le message d’alerte toutes les cinq minutes, je décide de couper mes extensions auditives. Je remettrai en route mes extensions auditives quand elle arrivera. Je veux revivre ce moment et j’ai peur. Comment est-elle ? Est-ce que je vais la reconnaître ? Et qui voit-elle, comment lui dire que je ne suis pas celui qu’elle voit ? Je ne suis pas parfait. Je reste assis devant l’écran central qui nous sert aussi de table principale. Il diffuse en boucle, les images de notre bonheur, sur toutes les images c’est l’autre qui est avec elle. Tous ces mensonges. Je regarde le sol à mes pieds et je vois sous la table-écran des traces que je n’avais jamais vues. Je m’accroupis pour mieux les voir avec la lumière rasante de la fin de journée, et je comprends. À l’endroit où on s’assoit à chaque repas, il y a des traces, le sol est plus mat. C’est compréhensible, mais ce qui me surprend, c’est qu’il y ait des traces d’usure sous les deux autres côtés de la table, là où nous ne nous s’asseyons jamais. Il n’y a qu’une explication, cet appartement qui était neuf, fait pour nous, était aussi vieux que l’immeuble érodé dans lequel il était. Des individus avaient déjà vécu ici, combien, je ne le saurais jamais. J’ouvre la baie vitrée, je vais sur notre terrasse. Je vois la poussière jaune qui flotte dans l’air. Mes extensions reviennent en place, je profite du spectacle offert par ce monde d’apparat. Il est beau ce mensonge. J’entends l’ouverture du sas d’entrée. Elle est là, ma déesse, ma reine, près de moi sur la terrasse, je sens son parfum. Elle sourit. Elle voit cette vue magnifique sur notre cité, que j’aime tant et qui ressemble à ces très vieux tableaux qui représentent les jardins suspendus de Babylone. Mes extensions se rétractent à nouveau. Je ferme les yeux, j’hésite puis je la regarde. Je vois ses cernes, son teint pâle, mais c’est elle, plus humaine, plus vraie. Cette moitié de notre couple était donc juste et vraie. Le lendemain, je suis allé au centre de maintenance, ils m’ont opéré d’urgence. Le soir j’étais chez moi sans aucun signe de l’opération. Sarah n’a jamais rien su. La vie a repris son cours. Je n’ai pas oublié. Je cherchais dans mon quotidien des traces du vrai monde, de l’usure du temps, je n’en trouvais pas. Quelquefois qu’en j’arrivais avant Sarah le soir, je m’asseyais par terre un long moment et je caressais avec mes mains le sol sous la table-écran. Ce que mes yeux ne voyaient pas, mes mains le sentaient, elles touchaient le mensonge. Je me rappelais de mon visage dans le miroir et je me relevais rapidement, chassant cette vision. Cela fait six semaines que je vis dans ce mensonge, je m’habitue, j’aimerais qu’il ne s’arrête jamais. Je crois que d’une certaine façon une partie de moi, apprécie cette situation. Quand elle m’embrasse, quand je le prends, je sais moi, à qui elle s’offre. J’ai ce sentiment d’avoir réussi un crime, d’avoir voler quelque chose qui n’était pas pour moi, de m’être vengé du destin. Je suis assis par terre à caresser le sol quand j’entends l’ouverture du sas d’entrée, je me relève.
Elle s’approche de moi, puis elle me dit :
— Tu as passé une bonne journée, mon amour ? Elle a son petit sourire.
— Oui, mon cœur et toi ?
— J’ai eu un souci avec mes extensions visuelles, mais rien de grave.
— Maintenant elle fonctionne 
— Oui, cela a duré une minute.
— Tu es passé au centre de maintenance.
— Non, ça ne s’est produit qu’une fois. Tout était étrange, laid, sale par endroit, un cauchemar.
— Tu devrais aller au centre d’urgence.
— Je vais voir.
— N’attends pas vas-y.
— J’irai demain.
— Non, n’attends pas.
— Je n’ai pas le courage, ce n’est pas urgent.
— Tu dois y aller.
— Non, je n’y vais pas. Qu’est-ce qui te prend ?
— Tu dois y aller.
— Arrête. Je n’irai pas aujourd’hui.
Elle part à l’intérieur, préparer le repas. Je la regarde de l’autre côté de la baie vitrée, elle est de dos, elle est belle. Elle sent mon regard sur elle, elle se retourne, pendant quelques secondes elle se fige, comme prise dans une glace invisible, puis elle hurle. Elle me fixe, je vois dans ses yeux l’horreur et le dégoût. Sur son visage est venu se poser un masque tragique et pourtant elle est toujours aussi belle, peut-être encore plus belle. Je monte sur la balustrade, sans me retourner vers elle. Je me laisse tomber en avant. Je fais de grands gestes et je suis face au sol. Je vois par transparence sous le marbre brillant, le béton grisâtre et sale qui s’approche de mon visage à grande vitesse.