Un petit cœur rouge

Fabrice m’avait prévenu il y a un mois, il finissait sa carrière fin juin. Le pot pour son départ à la retraite était organisé aujourd’hui à dix-sept heures. Cela faisait cinq ans, qu’on ne s’était pas vus. Il avait quitté le collège des Nations Unies à Combes-la-Ville pour La Rochelle, il espérait y retourner depuis plusieurs années. Une fois par an, on s’appelait, il m’avait aidé, moi j’étais un jeune enseignant arrivant dans une banlieue difficile, lui il avait déjà vingt ans d’expérience. On a toujours gardé ce rapport, il est celui qui sait, moi celui qui l’écoute. Je sais très peu de choses sur sa vie personnelle, le peu que j’ai réussi à savoir, je lui ai arraché, ou je l’ai deviné. Je crois qu’il est toujours célibataire. Je lui posais peu de questions, je voyais bien que cela le mettait mal à l’aise. Je sais qu’il écrit des romans, j’ai eu l’occasion de lire un de ses manuscrits. Un récit étrange, l’histoire d’un jeune homme, qui partait à la recherche d’un écrivain, celui-ci portait le même nom que son père disparu. Et ce héros en quête d’un père emmène avec lui, sa compagne en Italie. J’avais trouvé très étrange le personnage de la jeune femme, elle était irréelle, elle le suivait sans réaction, ballottée par l’enquête, comme une poupée. Il avait une écriture énergique et vive, l’inverse de l’impression qu’il donne quand on le rencontre. Il a cette voix douce et lente, on imagine qu’il ne s’énerve jamais, que tout est pensé, sous contrôle. Je crois qu’il ne comprend pas la bêtise, ce repos confortable. Mais son intelligence est un peu perdue, comme si le monde restait pour lui un mystère insondable. Je le reconnais devant les portes de la gare. Il fait une chaleur étouffante, fin juin, c’est le début d’un été chaud. J’aime les gares, surtout les gares de province. Elles sont déjà un voyage, tout est exotique, nouveau. Je descends du wagon et je vais vers lui. Il est devant moi, toujours vêtu d’une chemise à manches longues et d’un jean, une paire de chaussures bateau, marron, rien n’a changé, le même uniforme. Il a toujours ce visage doux, habillé d’un regard un peu myope et d’un sourire amical. Ses cheveux ont blanchi, je retrouve dans l’instant l’homme que j’avais connu, presque un ami, mais la barrière qu’il élève autour de lui et qui le protège de toute familiarité est toujours là. Il m’accompagne à mon hôtel, pendant le trajet j’apprends qu’il est toujours célibataire, il vit dans un petit deux-pièces au centre-ville. Je lui parle de Julie, de notre envie d’avoir un enfant, il sourit, il a ce sourire qu’ont quelquefois les exilés quand on parle de leur pays, ce pays qu’il n’arrive pas oublier, celui qu’ils ont vu il y a longtemps. Il propose de venir me chercher vers seize heures trente, son pot de départ est prévu au collège une demi-heure plus tard. Je monte dans ma chambre. J’ai deux heures devant moi. J’ai un appétit de loup, je pose mon sac et je vais dans la rue Saint-Nicolas, une rue où il y a des bars pour les étudiants. En milieu d’après-midi, il n’y a que quelques petits groupes buvant de la bière. Je continue mon chemin, au coin d’une rue où il y a un snack, le comptoir de Walter, je m’installe à une table. Je mange vite et bien et je vais marcher. Je m’écarte du quartier étudiant. Les rues sont désertes, le soleil découpe des tranches de lumière dans l’ombre des immeubles. Je traîne, cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Julie veut un enfant, moi aussi, tout le monde me prévient : tu verras avec un enfant, le temps va s’accélérer, tu n’auras plus une minute à toi. Mais j’ai envie d’être encore plus occupé, d’être débordé, j’ai toujours plus de choses à faire que je ne peux en faire et j’aime ça. J’avance, en profitant de chaque pas, souriant, une vie pleine m’attend. Une jeune femme, jolie, sort son vélo d’un porche, elle me regarde surprise de me voir, elle me sourit, elle monte sur son vélo, elle a un corps de danseuse, des attaches fines, elle part d’un coup de pédale facile. Je tourne à la rue suivante pour faire une boucle et revenir vers l’hôtel. J’avance la tête en l’air comme un touriste, s’étonnant d’un rien. Je sors mon téléphone, je photographie quelques portes cochères en bois, une façade en pierre, j’imagine un poème, des mots jetés sur une vidéo, une déambulation artistique, une vie possible que je ne réaliserai pas, ce n’est pas pour moi. J’arrive dans une zone ou de nouveaux immeubles se construisent près de la poste. J’entends des cris derrière une palissade en tôle, je regarde par un espace entre deux panneaux métalliques, et je vois deux jeunes gars habillés en survêtement noir qui donnent des coups de pied à un homme au sol. L’homme se protège comme il peut avec ses bras. Je les regarde faire, les deux jeunes demandent à celui qui est à terre : ils sont où ? Le plus petit, des deux, demande à l’autre d’aller chercher un morceau de fer à béton un peu plus loin sur un tas de gravats. Je ne sais pas pourquoi je crie : j’ai appelé les flics. Ils ne comprennent pas, je répète en criant : les flics arrivent. L’un d’eux me dit de dégager, qu’ils vont me massacrer. J’hésite à partir en courant, il faut qu’ils fassent le tour de la palissade pour venir sur moi, j’ai un peu de temps. On entend une sirène de police approcher. Ils donnent des coups de pied à l’homme au sol et ils partent en marchant d’un pas rapide vers les rues plus animées. Je fais le tour de palissade et je vais voir l’homme à terre. Il s’assoit, il est peut-être malgache, je lui demande comment il va, je l’aide à se relever. Je lui propose de l’emmener à l’hôpital, il refuse, il me dit que ça va. La sirène s’éloigne, elle part vers le centre-ville. L’homme me remercie, il va en boitant, jusqu’à une cabane de chantier collé à la palissade, il glisse une main entre les deux, il sort un sac plastique, il revient vers moi, il prend dans le sac un petit sachet qu’il me tend, il me dit : prends, éclate-toi, je refuse, il met de force un sachet dans ma main, et il me redit éclate-toi, donne ça a une fille tu seras son dieu, c’est de l’Ectasy spécial, c’est pour m’avoir aidé. Je regarde le sachet, il contient un comprimé rouge avec un cœur en creux gravé dessus. Je mets le sachet dans la petite poche de mon jean. Il part en boitant vers la gare. Je le regarde partir, j’hésite et je vais vers l’hôtel. Je prends une douche, je mets une chemise et une cravate, je remets mon jean. Je sors le cachet, je le remets dans ma poche, je pense en parler à Fabrice, je ne sais pas, peut-être lui donner, un cadeau de plus, qu’il s’amuse pour une fois et je me vois lui raconter mon aventure, être un peu un héros, le cachet en est la preuve. Je m’allonge sur le lit en l’attendant et je regarde un vieil épisode d’une série télé. Mon téléphone sonne, Fabrice est en bas, il m’attend. Je descends, il est garé juste devant l’entrée de l’hôtel. Il a mis un costume, il est élégant. Je me moque un peu de lui. Pendant le trajet, il me parle de son collège du nord de La Rochelle, à Mireuil. Il m’explique que ce n’est pas plus facile qu’aux Nations Unies, mais qu’ici aussi l’équipe d’enseignant est solidaire, après il m’interroge sur mon doctorat, je crois qu’il est fier de ma réussite. J’en profite pour le remercier une nouvelle fois. Il se gare sur le parking du collège, il reste une place libre, celle dédiée aux livraisons près du mur de l’accueil, il me dit que c’est plus prudent pour sa voiture. Je souris. Des tables sont installées dans le réfectoire. Une trentaine de personnes discutent en petit groupe. Fabrice me présente ses collègues, l’équipe est constituée essentiellement de jeunes enseignants. Fabrice me sert un verre de sangria, il me connaît, quand il y a plus de cinq personnes dans une pièce, il me faut un verre. La proviseure arrive, une femme d’une cinquantaine d’années, petite et énergique, elle est élégante. Elle vient nous saluer. Fabrice sourit. J’apprends que c’est une ancienne professeure d’histoire. Elle me demande sur quel sujet j’ai écrit ma thèse. Charlotte Corday, je réponds. Je détaille un peu le parcours de cette jeune femme courageuse qui a sacrifié sa vie pour ses idées. Elle me dit qu’elle aimerait lire ma thèse, je lui réponds que je lui en ferai passer un exemplaire par l’intermédiaire de Fabrice. Elle me remercie et elle nous quitte. J’observe Fabrice qui la regarde. Il ne voit qu’elle. Je souris maintenant, je découvre un autre Fabrice, derrière le moine, se cache un amoureux transi. Je pense au cachet, je peux peut-être donner un coup de pouce au destin. La proviseure prend un micro et elle fait un petit discours. Fabrice boit ses mots. Douze ans à enseigner à des gamins, une histoire qui lui semble lointaine et étrangère. Je ne sais pas comment il va remplir sa vie maintenant. Il a ça dans le sang. Les collègues de Fabrice ont préparé une petite chanson drôle. Je vois qu’il est touché. C’est le moment des cadeaux. Fabrice reçoit un vélo électrique avec ses accessoires, un casque et des sacoches. Un vélo de ville, ils ont oublié les pinces pour le pantalon. Fabrice remercie tout le monde, il est ému. Je crois que la proviseure aussi, elle le regarde avec tendresse. Avant de me lancer dans une opération « Tournez manège à l’ecstasy », j’essaie d’en savoir un peu plus. Je rejoins une jeune femme un peu ronde agrippée au buffet qui se bâfre de petits fours salés, je remplis mon verre avec une bonne louche de sangria. Elle fait partie de ces femmes qui joueront à la poupée toute leur vie. Je me présente, je lui demande si elle a des enfants, parce que moi, je vais en avoir un bientôt. Bien sûr elle est aux anges, elle en a deux, une fille et un garçon. Elle me prodigue des conseils, elle me félicite bien sûr, c’est la plus belle chose qui puisse m’arriver. Ça ne loupe pas, elle me montre ses deux petits monstres en photo. Je ne sais pas quoi dire, on dirait deux bouledogues que quelqu’un se serait amusé à vêtir de vêtements d’enfants et sur leur tête on se serait amusé à déposer une perruque noire Playmobil pour le garçon et une perruque brune à couette pour la fille. Je ne sais pas si pour elle cela a été la plus belle chose qui lui soit arrivée. Je la félicite quand même. Elle a sûrement créé une nouvelle espèce. Je lui demande si la proviseure à des enfants, ça suffit, elle est partie, je connais tout de la vie de cette femme, elle me raconte chaque détail à la vitesse des petits fours qu’elle aspire. J’apprends que la proviseure est veuve, saleté de cancer qui a tué son mari en six mois, elle a deux grands fils qui travaillent sur Paris. J’observe discrètement Fabrice qui discute avec elle, je les vois, je ne crois pas qu’ils se soient mis en couple, je perçois une distance, je vais interroger Fabrice pour en savoir plus. Je me sens bien, je souris bêtement, je ne bois jamais, alors quand je bois un peu, je suis tout de suite légèrement ivre et le monde est à moi. En marchant vers ce couple, je les imagine, Fabrice et cette femme, elle sur son bureau, la jupe relevée, un remake du facteur sonne toujours deux fois, mais j’arrête vite cette vision trop nette. Je crois qu’il y a un âge où il faut baisser la lumière. Ils arrêtent de discuter à mon approche, je crois qu’ils évoquent un ancien collègue, les derniers mots que Fabrice prononce sont : la vie est courte, il faut en profiter. Mais tu as raison mon Fabrice, profite, la vie est courte, je palpe avec mon pouce le sachet contenant le cachet dans mon jean. Je crois que l’opération » petit cœur rouge « va commencer. Je vais faire deux heureux, ce soir. Les verres sont vides, je me propose d’aller les remplir, ils sont tous les deux raisonnables, ils ont de la route à faire, ils prendront du cocktail sans alcool. Je vais au buffet, avec leurs verres. Je regarde autour de moi, tout le monde discute. Je pose les deux verres, je sors le cachet, je le pose sur la table et je pose ma main gauche dessus. Je prends la bouteille de cocktail de ma main droite et au début du versement, je me sers de ma main gauche pour tenir le verre et j’en profite pour lâcher le cachet dans le verre. Je retourne voir les amoureux avec mes deux calices. Je donne la potion magique à la déesse d’un soir. Fabrice parle de sa vie à venir, de son envie d’aller enseigner en Afrique. Je vois un peu d’admiration dans le regard de la proviseure, elle sourit. Je ne sais pas quel est le temps nécessaire pour que le cachet fasse effet. Les gens commencent à partir, je souffle un peu, il faut que je trouve un moyen pour qu’il reste tous les deux, je ne sais pas quelle voiture à cette femme, mais je connais celle de Fabrice, je m’éclipse pour aller aux toilettes, et j’en profite pour aller sur le parking. Je dégonfle les deux pneus de la voiture de Fabrice du côté qui longe le mur de l’accueil, et je retourne voir les tourtereaux. Fabrice évoque le Togo, le voyage qu’il a fait l’année dernière, la rencontre avec cette femme qui dirige un orphelinat. Je m’intéresse, je lui demande des précisions. Il est enthousiaste à l’idée de ce nouveau départ. Tout le monde est parti, nous ne sommes plus que trois. Fabrice nous remercie tous les deux, puis il ajoute qu’il est temps de fermer boutique. Nous allons au parking. Fabrice découvre ses deux pneus dégonflés, il ne s’énerve pas, il pense à une mauvaise blague de ses collègues. Fabrice reviendra demain avec un petit compresseur. La proviseure propose de nous déposer. Elle me dépose à l’hôtel, puis ils repartent vers l’appartement de Fabrice. Le lendemain j’ai attendu Fabrice, on devait se voir avant mon départ, j’ai cherché à le joindre, il ne répondait pas. J’ai pris mon train. J’ai essayé de nouveau de le joindre les jours suivants sans succès, j’ai imaginé qu’ils étaient partis tous les deux sur un coup de tête à Venise ou à Djerba. J’étais fier de moi, j’avais planté ma flèche, un cupidon moderne. Nous sommes parties avec Julie chez ses parents, ils habitent en Corse. Le vendredi j’ai reçu un appel sur mon portable. C’était le commissariat de La Rochelle, il voulait que je fasse une déposition au commissariat d’Ajaccio. Je me suis présenté le lendemain, samedi au matin. Un jeune homme m’a reçu, il ne devait pas avoir trente ans. Il se nommait Ange Bonelli. Je lui ai demandé pourquoi il voulait ma déposition. Il m’a répondu qu’une enquête pour viol était ouverte à La Rochelle, il n’en a pas dit plus, elle concernait Fabrice. Je lui ai fait le récit de mon séjour à La Rochelle, je n’ai pas parlé du cachet. Fabrice était soupçonné d’avoir violé une femme. Quand je suis rentré, Julie voulait tout savoir. Je lui ai fait un compte rendu de ma déposition. Bien sûr elle m’a posé cinquante questions, quand elle fait ça, j’ai l’impression d’être un enfant. Le lendemain, j’imaginai différents scénarios ou je n’étais pas responsable, après tout Fabrice aurait peut-être dérapé, avec ou sans cachet, le célibat, ça peut rendre fou, et puis dans ces histoires de viol on ne sait jamais, il y a toujours un doute sur le récit de la victime, et je ne l’ai pas inventé le sourire qu’elle avait en écoutant Fabrice, elle va se ressaisir la petite dame, c’est peut-être une chance ce qui lui est arrivé. Les flics, ils sont lents, mais ils vont bien se rendre compte que Fabrice ce n’est pas un violeur, ça va prendre peut-être un peu de temps. Lundi matin je suis partie faire un footing avant le petit déjeuner, à mon retour Julie m’a informé que je devais retourner au commissariat, rien d’important, mais le jeune officier avait fait des erreurs dans sa retranscription, il fallait que je resigne un autre exemplaire de ma déposition. Je me suis douché, j’ai déjeuné et j’y suis allé. Le jeune inspecteur m’a souri, il m’a demandé de m’asseoir, il s’excuse, il est dyslexique, il avait oublié des petits mots pendant sa saisie, quelques : de, à ; alors il préférait que je signe un exemplaire correct de ma déposition. Mais avant, il avait une ou deux questions. Il prend un carnet qu’il ouvre et il me dit :
 — Je note tout, je n’ai pas une très bonne mémoire, enfin c’est ce que dit ma femme, alors je note. Quand j’ai eu votre femme, Julie au téléphone ce matin, elle est aussi bavarde que la mienne, il sourit, elle m’a dit qu’elle était au courant pour votre déposition, on a discuté un peu, elle m’a dit qu’elle avait aperçu votre ami Fabrice une fois ou deux, et qu’elle était très surprise qu’on le soupçonne de viol, pour elle, c’est un homosexuel refoulé.
 — Moi aussi, enfin je veux dire moi aussi je suis surpris.
 — Elle a continué en me disant qu’elle voyait mal, Fabrice acheter de l’ecstasy pour droguer une collègue. Après avoir eu votre femme, j’ai eu un doute.
— Sur quoi ?
 — Le dimanche est passé par là, j’étais invité au mariage d’un cousin à Calenzana, alors hier soir j’étais un peu fatigué, par prudence j’ai préféré faire la route tôt ce matin. Mais je ne me souvenais pas qu’on ait parlé samedi d’ecstasy, j’ai relu votre déposition, et je n’en ai pas trouvé de trace.
— Je ne sais pas pourquoi elle a dit ça.
— Moi non plus, mais on en parle beaucoup en ce moment aux informations et aussi dans les séries télé, mais quand même, j’ai appelé mes collègues à La Rochelle, et effectivement il s’agit bien d’ecstasy avec du GHB, un cocktail magique. Ils ne le savaient pas samedi, ils n’avaient pas encore reçu les résultats, en ce moment il ne faut pas être pressé.
— Elle a dû entendre ça à la télé
— C’est ce que je me suis dit, mais dans le doute j’ai appelé votre femme, il y a cinq minutes, et elle est presque sûre que c’est vous qui lui avez parlé d’ecstasy, mais la mémoire.
Il attendait une réponse de ma part, je n’ai rien dit. Il a repris:

  • Mes collègues de La Rochelle m’ont appris ce matin que plusieurs témoins vous avaient vu servir les derniers verres bus par la victime et Fabrice et hier soir un témoin qu’ils n’arrivaient pas à joindre a fait sa déposition au commissariat de Calais, ce jeune homme était allé fumer une cigarette sur le parking du collège et il vous a vu aller derrière la voiture de Fabrice et disparaître une ou deux minutes, il a cru que vous refaisiez vos lacets après avoir pris quelque chose dans la voiture de Fabrice, le côté de la voiture où deux pneus ont été dégonflés. Les deux pneus que mes collègues sont en train d’examiner, peut-être qu’ils y trouveront des empreintes. Déjà, avant de faire votre déposition, je vais vous préciser les risques pour votre ami Fabrice, il risque entre dix et quinze ans de prison, et violeur en prison, ce n’est pas le meilleur profil. À l’âge qu’il a, comment il en ressortira ?
    Il me regarde puis après un long silence il me pose cette question :
  • Est-ce que votre ami Fabrice mérite de finir sa vie en prison ?
    Et il ajoute d’une voix calme, presque amicale :
  • Alors que pouvez-vous me dire sur ce cachet d’ecstasy ?
    J’ai hésité, je ne voulais pas parler, je voulais gagner du temps, je flottais dans une mare d’incertitude, je ne sais pas pourquoi j’ai dit ces mots:
     — C’est un petit cœur rouge.

Le voleur de temps

À qui dois-je réclamer
Les heures perdues
Les minutes envolées
Qui va me rembourser
Il doit y avoir un responsable
On me doit ce temps
Je n’ai pas inventé l’ennui
Je n’ai pas inventé la solitude
Alors, remboursez-moi
Sale voleur de temps
Votre dette est grande
Je ne l’effacerais pas
Mon temps est compté
Elle vient ma fin
J’entends le tic-tac
Je ne veux pas regretter
Je veux aimer la vie
J’ai encore le temps
Alors, payez maintenant

Janvier 2023
Maître Kobayashi

Un monde parfait

La beauté du défiguré. La sculpture grecque endommagée est particulièrement belle parce que nous voyons sur ce qui n’est pas abîmé combien elle aurait pu, dû être magnifique, combien elle l’a été. Nous lui inventons une beauté à laquelle la réalité n’aurait jamais pu faire concurrence.
Jo Nesbø. Leur domaine.

Je suis John 4616/4616 au carré. J’ai eu quarante-cinq ans il y a deux semaines. Je suis un habitant du continent nord-ouest. Je vis dans un monde parfait et j’aime ce monde parfait. Pourtant j’ai passé une nuit étrange. Tout a commencé par la rétraction de mes extensions oculaires, j’ai senti le frottement sous mes paupières de la fine membrane. J’ai ouvert les yeux, j’étais plongé dans la nuit. J’ai senti le corps de Sarah contre moi, cela m’a rassuré. Je ne savais pas si je rêvais ou si j’étais éveillé. Je ne me réveille jamais habituellement. J’étais assis dans le lit, je regardais notre chambre, je devinais des masses, le fauteuil en velours vert, le bureau et sa chaise à roulettes, tout était là, pourtant j’avais l’impression de ne rien reconnaître. J’étais inquiet. Mes extensions oculaires ont repris leur place habituelle. J’ai allumé mes extensions auditives, elles ont diffusé la gymnopédie numéro un, une ancienne pièce au piano, douce et calme. Je me suis apaisé au bout de quelques minutes et je me suis endormi. Le réveil sonne, on se lève ensemble, comme tous les matins.
— Ça va mon amour ?
– Oui. Et toi, tu as bien dormi ?
— Oui. J’ai fait un drôle de rêve. Tu as une longue journée ?
— Non, je serais là de bonne heure, et toi ?
— Jour férié en Asie, je suis de repos.
— Chanceux. Tu iras acheter des fruits au marché ?
— Oui madame.
On forme une équipe bien rodée, allumer la bouilloire, sortir les aliments du frigidaire, verser le café, un passage aux toilettes. Chacun autour de la table regarde son écran d’informations personnelles. On échange quelques mots, on sourit. Après on se lave, s’habiller, les gestes ordinaires, pourtant je la trouve toujours aussi belle. Tous les deux dans le miroir, nous formons un très beau couple. Je regrette que l’administration nous ait interdit d’avoir un enfant. Il aurait été parfait, on ne pouvait concevoir qu’un ange. On s’embrasse, elle part, ce soir je la retrouverai, je ne sais pas quelle sera la musique que j’entendrai dans mes extensions auditives à ce moment-là, le choix du processeur est toujours idéal, avec le temps le processeur a ajusté ces choix en fonction de mes réactions émotionnelles. J’aime ces retrouvailles quotidiennes. Elle avancera vers moi, elle sera toujours parfaite. Ce matin, je n’ai pas d’opérations à piloter. Il m’arrive de conduire trois opérations en parallèle, un assistant est près de chaque robot et il obéit à mes instructions. Le code de médecine internationale exige la présence d’un assistant, quelquefois je regrette qu’il soit là, le robot se débrouillerait bien mieux sans eux. Je regarde sur l’écran central les informations. Je traîne, j’aime ces moments volés au quotidien. Je sors, j’active les alarmes. Je marche vers le centre de la ville. J’aime ma ville, les rues en marbre gris brillant, les lampadaires en cuivre, les gens heureux dans leurs beaux habits blancs et purs, les femmes et leurs grands cheveux noirs. Je descends l’avenue du port royal, les vitrines proposent aux chalands des vêtements de luxe, brodés d’or et de diamants. J’arrive à la place du marché. Les vendeurs de fruits et de légumes exposent les récoltes de la saison. Les oranges brillent à côté des figues juteuses. J’hésite, j’achète quelques abricots, leur peau est parfaitement lisse et veloutée, leur couleur orangée est douce. Je suis sûr que leur goût sera parfait. Je suis devant l’étal, mes extensions oculaires se rétractent, dans la seconde qui suit j’entends ce message :

Alerte. Défaut d’extension oculaire. Contactez d’urgence le centre de maintenance.

Le vendeur qui me parlait a disparu, il était rasé de près, sa barbe était d’un noir profond, sa peau était lisse, sans aucune cicatrice, ses iris étaient noirs, son blanc de l’œil était pur, ses dents d’un ivoire intact. Ses cheveux étaient noirs et coupés ras. Sa blouse de couleur écrue semblait douce, elle ne portait aucune salissure. Il me demande si je souhaite acheter autre chose. Je ne comprends pas. La voix que j’entends est la même que celle qui m’a demandé combien d’abricots je souhaitais. Mais ce vendeur est sale, sa blouse porte diverses tâches, ses iris sont marron, et le blanc de ses yeux est marbré de petites veines rouges, la peau de son visage porte la trace de cicatrices petites et multiples au front et sur ses joues, dans sa barbe des poils gris et marrons sont mêlés aux noirs. Ses cheveux sont gris foncé et blanc, ils forment un mélange assez laid. Je vois la naissance de certains poils de sa barbe sur son cou et sa peau a par endroits l’aspect d’une peau de poulet plumé. Je regarde ses dents, elles sont tachées de beige très clair, surtout celles de devant. Je n’ose plus rien dire. Je regarde les fruits que je viens d’acheter, ils sont dans un sac de papier. Je prends un abricot, il est talé, sa teinte est différente par endroit, il est presque entièrement vert avec un peu de jaune pâle mêlé, la partie talée est presque marron clair, elle suinte. Je regarde mes pieds, mes chaussures sont sales, une poussière grise recouvre le cuir noir, le sol de marbre a disparu, je suis sur du béton gris foncé, granuleux, maculé d’auréoles blanchâtres. De nouveau, mes extensions auditives diffusent le message :

Alerte. Défaut d’extension oculaire. Contactez d’urgence le centre de maintenance.

Tout est différent, tout est identique et tout est étranger. Je n’ose pas bouger, le sol est sale. Où que mon regard se porte, il ne voit rien de pur. Chaque objet, chaque être, est abîmé, usé, sali. Où est mon monde, où sont mes semblables ? Je sais depuis toujours que les extensions changent légèrement nos perceptions, qu’elles nous montrent le vrai monde, elles ont été conçues pour cela, et on doit « Le » remercier tous les jours. Je « Le » remercie tous les jours. Nous apprenons très jeune que nos sens naturels sont altérés par les radiations, qu’ils nous mentent, que les extensions nous sauvent en rétablissant la vérité. Notre monde est parfait, « Il » l’a créé. Je pars vers le centre de maintenance en accélérant le pas. J’arrive à la Place des Fêtes. Une fête de la justice a lieu. Mes extensions oculaires reprennent leur place. Le monde est redevenu pur et vrai. J’entends comme la foule dans mes extensions auditives : Bubak and Hungaricus de Mozart. Tout le monde rit, les enfants crient, espérant être hissés sur des épaules, pour voir le spectacle. Le fantôme a perdu la moitié de ses points de vie. Il ne lui en reste plus que cinquante. Les lanceurs ont été choisis au hasard, toujours des hommes. Ils lancent à tour de rôle leurs boules de couleur. Au cœur de la place, dans le marbre gris, un pentagramme est tracé avec des bandes de marbre noir. Chaque lanceur est à l’un des cinq angles, au centre, le fantôme attend, petit personnage inquiétant, forme en drap blanc, avec deux grands yeux faits de deux ronds noirs inexpressifs. Une boule verte émeraude vient de le toucher, on entend un craquement ; il a perdu cinq points de vie, la foule applaudit le lanceur. Une excitation gagne le public, la fin est proche, tout le monde veut voir le spectacle. Les passants se sont arrêtés, les commerçants ont fermé leur boutique pour cet instant. La boule gagnante vient de toucher le fantôme au sommet du crâne, les points de vie tombent à zéro. Dans le ciel un feu d’artifice débute. On entend tous : Les esprits de l’eau de Gustav Holst. Les étoiles montent du sol, puis elles explosent en mille couleurs, les yeux des enfants brillent, les passants sourient, on devine des lumières fantastiques, des pluies de comètes, des nuages de constellations. Le spectacle est réussi, le vilain fantôme est déjà oublié.

Alerte. Défaut d’extension oculaire. Contactez d’urgence le centre de maintenance.

Mes extensions se rétractent. Le ciel est jaunâtre, le feu d’artifice a disparu. Les gens rient, les enfants sautillent de joie. Je regarde au centre de la place, au sol il y a une forme sous un drap écru, deux grands ronds de tissus noirs sont cousus au niveau de la tête. Le drap est taché de taches rouge foncé et d’auréoles brunes et jaune. Une grande flaque de sang brillante s’étale sur le sol gris. La justice est passée. Je décide de rentrer chez moi mon sac de fruits à la main. Mes extensions auditives diffusent une suite de morceaux électroniques dansants. J’arrive au bas de notre tour végétalisée, des nappes de perroquets multicolores s’envolent, leurs cris se mêlent à la musique. Je sais pourtant que mes yeux me trahissent, je ne sais pas pourquoi c’est toujours le pire que je veux croire. Je voudrais être sûr de voir le vrai monde. Je n’avais jamais vu que nos immeubles étaient faits de blocs assemblés. Je vois des traces de rouille qui ont coulé aux jonctions. Je vois les traces de guano d’oiseaux qui rongent comme une lèpre des pans de murs entiers. Je prends l’élévateur, j’arrive au vingt et unième étage. Je désactive les alarmes. J’entre dans notre appartement, je le regarde, comme si c’était la première fois. Je vais dans la salle de bain, je me regarde dans le miroir. Je suis un autre, je pensais ressembler aux hommes des magazines. Mes yeux sont petits, mon nez est busqué, mon crâne est en forme de rectangle. Bien sûr il y a une ressemblance avec l’image que j’ai vue ce matin, mais je vois une version dégradée de moi. Je touche avec mes mains, mon front, mes joues. Face au miroir, je me mesure avec mes doigts écrasés que je le place sur mon visage et je note ces multiples distances, je redessine ce visage point par point sur une feuille de papier posée à côté de l’évier. Cela me prend plus d’une heure. Je regarde le dessin obtenu et je comprends. Je voyais bien le dessin se faire, trait par trait, mais j’avais encore un espoir, comme si tout à la fin, le dernier trait pouvait tout changer. Je me vois sur la feuille. Je suis lui. Je suis cet autre dans le miroir. Depuis mon arrivée dans notre bloc, j’entends le message d’alerte toutes les cinq minutes, je décide de couper mes extensions auditives. Je remettrai en route mes extensions auditives quand elle arrivera. Je veux revivre ce moment et j’ai peur. Comment est-elle ? Est-ce que je vais la reconnaître ? Et qui voit-elle, comment lui dire que je ne suis pas celui qu’elle voit ? Je ne suis pas parfait. Je reste assis devant l’écran central qui nous sert aussi de table principale. Il diffuse en boucle, les images de notre bonheur, sur toutes les images c’est l’autre qui est avec elle. Tous ces mensonges. Je regarde le sol à mes pieds et je vois sous la table-écran des traces que je n’avais jamais vues. Je m’accroupis pour mieux les voir avec la lumière rasante de la fin de journée, et je comprends. À l’endroit où on s’assoit à chaque repas, il y a des traces, le sol est plus mat. C’est compréhensible, mais ce qui me surprend, c’est qu’il y ait des traces d’usure sous les deux autres côtés de la table, là où nous ne nous s’asseyons jamais. Il n’y a qu’une explication, cet appartement qui était neuf, fait pour nous, était aussi vieux que l’immeuble érodé dans lequel il était. Des individus avaient déjà vécu ici, combien, je ne le saurais jamais. J’ouvre la baie vitrée, je vais sur notre terrasse. Je vois la poussière jaune qui flotte dans l’air. Mes extensions reviennent en place, je profite du spectacle offert par ce monde d’apparat. Il est beau ce mensonge. J’entends l’ouverture du sas d’entrée. Elle est là, ma déesse, ma reine, près de moi sur la terrasse, je sens son parfum. Elle sourit. Elle voit cette vue magnifique sur notre cité, que j’aime tant et qui ressemble à ces très vieux tableaux qui représentent les jardins suspendus de Babylone. Mes extensions se rétractent à nouveau. Je ferme les yeux, j’hésite puis je la regarde. Je vois ses cernes, son teint pâle, mais c’est elle, plus humaine, plus vraie. Cette moitié de notre couple était donc juste et vraie. Le lendemain, je suis allé au centre de maintenance, ils m’ont opéré d’urgence. Le soir j’étais chez moi sans aucun signe de l’opération. Sarah n’a jamais rien su. La vie a repris son cours. Je n’ai pas oublié. Je cherchais dans mon quotidien des traces du vrai monde, de l’usure du temps, je n’en trouvais pas. Quelquefois qu’en j’arrivais avant Sarah le soir, je m’asseyais par terre un long moment et je caressais avec mes mains le sol sous la table-écran. Ce que mes yeux ne voyaient pas, mes mains le sentaient, elles touchaient le mensonge. Je me rappelais de mon visage dans le miroir et je me relevais rapidement, chassant cette vision. Cela fait six semaines que je vis dans ce mensonge, je m’habitue, j’aimerais qu’il ne s’arrête jamais. Je crois que d’une certaine façon une partie de moi, apprécie cette situation. Quand elle m’embrasse, quand je le prends, je sais moi, à qui elle s’offre. J’ai ce sentiment d’avoir réussi un crime, d’avoir voler quelque chose qui n’était pas pour moi, de m’être vengé du destin. Je suis assis par terre à caresser le sol quand j’entends l’ouverture du sas d’entrée, je me relève.
Elle s’approche de moi, puis elle me dit :
— Tu as passé une bonne journée, mon amour ? Elle a son petit sourire.
— Oui, mon cœur et toi ?
— J’ai eu un souci avec mes extensions visuelles, mais rien de grave.
— Maintenant elle fonctionne 
— Oui, cela a duré une minute.
— Tu es passé au centre de maintenance.
— Non, ça ne s’est produit qu’une fois. Tout était étrange, laid, sale par endroit, un cauchemar.
— Tu devrais aller au centre d’urgence.
— Je vais voir.
— N’attends pas vas-y.
— J’irai demain.
— Non, n’attends pas.
— Je n’ai pas le courage, ce n’est pas urgent.
— Tu dois y aller.
— Non, je n’y vais pas. Qu’est-ce qui te prend ?
— Tu dois y aller.
— Arrête. Je n’irai pas aujourd’hui.
Elle part à l’intérieur, préparer le repas. Je la regarde de l’autre côté de la baie vitrée, elle est de dos, elle est belle. Elle sent mon regard sur elle, elle se retourne, pendant quelques secondes elle se fige, comme prise dans une glace invisible, puis elle hurle. Elle me fixe, je vois dans ses yeux l’horreur et le dégoût. Sur son visage est venu se poser un masque tragique et pourtant elle est toujours aussi belle, peut-être encore plus belle. Je monte sur la balustrade, sans me retourner vers elle. Je me laisse tomber en avant. Je fais de grands gestes et je suis face au sol. Je vois par transparence sous le marbre brillant, le béton grisâtre et sale qui s’approche de mon visage à grande vitesse.

Ailleurs, je suis un autre

Ailleurs, je suis un autre
Que le soleil d’Afrique me brûle
Que les femmes d’orient soient belles
Que le danger d’Amérique me frôle

Ailleurs, je suis autre
J’admire les moineaux multicolores de Namibie
Je trouve beaux les mendiants de New Delhi
J’envie le passant ordinaire du Stromboli

Ailleurs, je suis l’autre
Mes pas sont légers au Sahara
Mon âme est ouverte à Kinshasa
Mon cœur est fêlé à Hiroshima

Ailleurs, je suis autre
Je crois à tous les hommes
Je vois la beauté sous mes pieds
Je bois l’eau ordinaire

Ailleurs, je suis un autre
Je dévore les vipères du Congo
J’embrasse la joue des panthères de Guinée-Bissau
Je vole avec les coléoptères de Mexico

Ailleurs, je pourrais être un autre
Un criminel prêt à dégainer à Manchester
Un héros décidé au Caire
Un amant déchaîné à Madère

Ailleurs, je veux être un autre
J’espère l’accident à Pont-Aven
Je veux croiser le danger à Bagnolet
Je veux des histoires à raconter de Levallois-Perret

Ailleurs, j’aurais été un autre
Celui qui aurait pu, à New York
Celui qui s’est caché, à Dunkerque
Celui qui avait un secret, à Belfast

Ailleurs, je ne suis plus moi

« En chaque homme, il y a un flic, un juge, une victime et un criminel. »

Keizer Söze janvier 2023

Le 03/01/23

Une nouvelle année, de nouveaux projets. L’écriture de mon recueil de nouvelles avance doucement. Il sera formé d’un ensemble de nouvelles noires ou grises. Peut-être qu’un jour des récits plus autobiographiques trouveront une place dans un autre recueil. J’ai commencé la rédaction d’une fiction à six mains, une grande nouvelle fantastique. J’espère qu’elle ira à son terme, et qu’elle existera en podcast à trois voix. Deux nouveaux poètes sont venus écrire dans la rubrique : poésie d’un barbare, Mia Wallace et Maître Kobaysashi.


Voici le début de la prochaine nouvelle appartenant à : l’histoire du tas de sable noir.


J’ai passé une nuit étrange. Tout a commencé par la rétraction de mes extensions oculaires, j’ai senti le frottement sous mes paupières de la membrane se repliant. J’ouvre les yeux, je suis plongé dans la nuit. Je sens le corps de Clara contre moi, cela me rassure. Je ne sais plus si je rêve ou si je suis éveillé. Je ne me réveille jamais habituellement. Je suis assis dans le lit, je regarde notre chambre, je devine des masses, le fauteuil en velours vert, le bureau et sa chaise à roulettes, tout est là, pourtant j’ai l’impression de ne rien connaître. Je suis inquiet, je ne sais pas pourquoi. Mes extensions oculaires reprennent leur place. J’allume mes extensions auditives, elles diffusent la gymnopédie numéro un, une ancienne pièce au piano, douce et calme. Je suis apaisé au bout de quelques minutes et je m’endors. Le réveil sonne, on se lève ensemble, comme tous les matins. On forme une équipe bien rodée, grille-pain, bouilloire, sortir les aliments du frigidaire, verser le café, un passage aux toilettes. Chacun autour de la table, regarde son écran d’informations personnelles, on échange quelques mots, on sourit. Après il faut se laver les dents, s’habiller, les gestes ordinaires, pourtant je la trouve toujours aussi belle. On s’embrasse, chacun part de son côté, ce soir je la retrouverai, je ne sais pas qu’elle sera la musique que j’entendrai dans mes extensions auditives à ce moment-là, le choix du processeur est toujours idéal, avec le temps le processeur a ajusté ses choix en fonction de mes réactions nerveuses. J’aime ces retrouvailles quotidiennes. Elle avancera vers moi, elle sera toujours parfaite. Ce matin, je n’ai pas d’opérants à piloter, en Asie c’est un jour férié. Je marche vers le centre de la ville. J’aime ma ville, les rues en marbre gris, les lampadaires en cuivre, les gens heureux dans leurs beaux habits blancs et purs, les femmes et leurs grands cheveux noirs…

Le phare

Ma contribution au livre collectif pensé et édité par François Bon: Atlas roman puissance 100

C’est toujours comme ça que les choses se passent, c’est certainement écrit dans un registre tenu par un vieil homme qui en sourit. Il sait, lui, qui regarde le petit phare. Il attendait que cela arrive, quand il y réfléchit, il se rend compte qu’il a tout mis en place depuis longtemps. Il ne le voyait pas à l’époque, quand il a décidé de revenir, il commençait à suivre un chemin tout tracé. Il pensait être libre, que son passé n’avait rien à voir dans son choix. Il ne voyait pas que cela lui collait à la peau, comme un vieux chewing-gum sur une semelle. À chaque décision il allait vers cette issue. Il a commencé par s’installer à Saint Valery, bien sûr il y avait cette rue qu’il évitait. Quand il s’en approchait, le vertige l’arrêtait, il a essayé plusieurs fois de s’approcher de l’endroit, il était coincé entre ce courage qui le poussait à affronter l’obstacle et arrivé sur les lieux, il était devant cet échec qu’il savait inévitable. Il s’en voulait toujours, pour quoi continuer d’essayer, pourquoi s’abîmer, pourquoi se punir. Mais il était revenu pour elle, il le savait. La Somme restait ce petit fleuve à l’eau noire, rien ne changeait. Le bac ne fonctionnait plus. Il allait attendre ce soir comme les autres soirs, la fermeture du café, assis dans sa voiture sur le parking du petit train. Il la verrait descendre le rideau roulant. Un an qu’il espérait la croiser par hasard, pourtant la ville est petite. Demain, il recommencerait à traîner dans la rue de la Ferté, cent fois il s’était imaginé cette rencontre, il avait prévu chaque réplique possible, tournée dans sa tête la scène sous tous les angles, il était convaincu d’être prêt, enfin il essayait de le croire. Dans son dos le phare éclaire la baie. Elle ferme le café, ce soir, il ne bougera pas. Une voiture est venue se garer un peu plus loin, deux jeunes hommes à l’intérieur discutent avec de grands gestes.

Les fleurs rouges en plastique

Elles sont bien entourées
Un palmier, deux cactus
Un cygne, un chimpanzé
Elles décorent la télé

Les stores découpent la lumière
Un jour de soixante-seize
Une coquille saint-jacques
Attend la marée sur la table basse

La moquette orange
La table en verre en fumé
La noix de coco
Les amandes et les noisettes

Dans ma chambre
Mes amis attendent aux murs
Janis, Jimi, John et Patti
Habitants du monde trop petit

Être une tigresse
L’élégance à chaque pas
L’ignorance à volonté
Ne plus être blessée

Le soleil décline
Plonge dans un autre monde
Pour toujours être
Une fleur rouge en plastique

Extrait du recueil : Empty Head
Décembre 2022
Mia Wallace

Moi, le héros

J’ai longtemps voulu être quelqu’un d’autre
Un mieux, un beau, un grand, un pas-moi
Un qui parle fort, un qui sait
Moi, je n’étais que moi

Tout petit déjà, j’étais comme ça
J’avais cette envie de disparaître
De renaître en Superman, en héros
Voir dans les yeux des autres
L’envie, la jalousie, l’amour

J’attendais en rêvant que le ciel me touche
un éclair, la foudre, une étincelle,
Je voulais changer de peau
Que les filles me trouvent beau

Je voulais une fossette
De gros bras, un torse de tigre
Un regard magique
Une allure de fauve des tropiques

Je voulais un blouson magique
Un ceinturon à tête de lion
Des bottes aux bouts métalliques
Des cicatrices sans les blessures

J’imaginais des scènes
Un film à ma gloire
Le héros de la fête
Partout il y avait ma tête

J’ai abandonné tous ces rêves
J’ai regardé ma peau, ma carcasse
J’ai haussé les épaules
Et je me suis dit:
Faut faire avec

Petit texte, octobre 2022
Keyser Söze

Carnet quarante jours

40/40 À mon fils, à ma fille, si tu souhaites écrire.

Écris toujours avec tes tripes et ton cœur, laisse les idiots écrire avec leur cerveau. Engage-toi dans le texte. Trempe ton stylo dans ton sang.

Souvient-toi, que tout ce que tu fais, n’a pas plus d’importance qu’une poussière, mais tu dois te respecter, alors fais attention aux autres, ne les blessent pas.

Tu prendras une émotion en toi et tu la transformeras, tu compresseras cette petite étincelle, c’est elle qui allumera le feu de ton récit. Le lecteur ne veut pas de tes confidences, il ne te lit pas pour cela, respecte-le, fais ton travail d’artiste, transforme ta pâte humaine en autre chose.

N’aie pas peur du ridicule, il n’a jamais tué personne et il peut te fournir de bonnes histoires.

Essaie de faire de la musique avec tes mots, tu verras, c’est un jeu amusant, de jolies mélodies résonnent, et le monde est plus beau.

Tu verras quelquefois, en écrivant, tu auras les larmes aux yeux et le sourire aux lèvres, laisse reposer ton texte, relis le plus tard, à ce moment-là tu seras sa valeur.

Cherches la forme qui te convient, le court, le long, peu importe, le réaliste, le fantastique, le policier, la nouvelle, la saga, il n’y a pas de hiérarchie, les crétins aiment les catégories, tu vaux mieux qu’eux.

Quand tu auras trouvé ta forme, utilise-la pour exprimer ce qui est important pour toi, le lecteur y trouvera son compte, tu dois donner.

Trouve-toi quelques lecteurs, c’est suffisant, ne te préoccupe pas des autres. Si tu donnes du plaisir à trois lecteurs, tu as réussi.

Écris tous les jours, tu verras, cela te fera du bien, c’est une bonne gymnastique.

Lis tous les jours quelques pages, ne te sens pas obliger de tout lire, c’est en toi que se trouve la matière que tu dois travailler, elle n’est pas dans les livres. Lis pour goûter, pour détester, pour voler, pour toi.

N’écoute pas les conseils de ton père, c’est un vieil imbécile, suis tes propres règles, tu as tout ce qu’il faut en toi.

38/40 Les eaux noires

Je ne sais pas si c’est un lac, un étang, je sais qu’il n’y a pas de courant, je flotte entre deux eaux. Quelquefois j’aperçois des bancs de grands poissons argentés, ils sont inoffensifs. Je suis apaisé, en apnée émotionnelle. Je sortirai du rêve pour ressentir. Je ne suis pas en souffrance, cette arrivée à la surface n’est pas un soulagement, c’est une nécessité. Je quitte un endroit, un abri où le monde est loin. Je quitte le silence, je quitte les eaux noires ou l’absence de visible permet de tout voir. C’est comme quand on est dans une pièce plongée dans un noir profond, qu’on force ses yeux, et qu’on espère voir quelque chose, on ne voit rien, mais on devine. Ce que je devine ne me fait pas peur, au contraire. Je souris et je respire. Je plonge rarement, trop rarement.

37/40 A cœur vaillant rien d’impossible.

À cœur vaillant rien d’impossible. J’ai choisi ce proverbe dans le dictionnaire rouge de mon grand-père, j’avais peut-être sept ans. Je l’ai choisi pour me donner du courage, pour me dire que tout était possible, que ce monde qui me semblait composé d’obstacles infranchissables, j’avais peut-être une chance, si je le croyais vraiment, de dépasser ces obstacles. C’est une phrase que j’ai souvent dite aux autres quand il doutait, peut-être plus qu’à moi-même. Elle était dans ma mémoire, elle faisait partie de moi, il était inutile de me la redire. Je l’ai choisi en jouant, je me souviens que cela était un moment léger. J’aurais certainement pu en choisir une autre, les psychologues ne doivent pas être d’accord avec cela. Je me suis dit ce proverbe quelques rares fois, dans des moments de doutes, ces moments ou on est débordé par l émotion, ou l’on ne contrôle plus grand-chose, ces moments où il faut se jeter à l’eau. Cette phrase ou une autre résonne dans notre crâne, on ferme les yeux une fraction de seconde, on prend son souffle, on ouvre les yeux et on ose. Je ne sais pas quel est le bilan de cette phrase, m’a-t-elle servi ? Il faudrait que je me souvienne de ces moments, je ne m’en souviens pas, ces instants éprouvants, on les passe et on les oublie. Mon histoire est un gruyère, quelques fois on essaie de boucher les trous en réinventant ces moments importants, c’est peut-être pour cela qu’on écrit, pour boucher les trous. Je découvre aujourd’hui que je n’ai jamais compris le sens exact de ce proverbe, le cœur qui est utilisé dans ce proverbe, n’est pas l’organe de l’homme, mais le nom de Jacques Coeur, qui d’origine modeste était devenu grand argentier du roi, cela veut donc dire que chacun peut malgré sa position sociale peut accéder aux plus hautes fonctions. Quelle bêtise. Le sens que je lui donnais était bien plus intéressant : osez, malgré tout, osez.

36/40 Bazars et magies, piqûres et poèmes, Logic, Ulysses.

J’ouvre mon téléphone. Je regarde mes mails. Je lis les infos sur le site du Figaro (j’aime la mise en page de ce site). Je me connecte sur Facebook. Je fais un café. Je lis quelques pages d’un livre qui traîne sur mon bureau. J’allume mon Mac dans mon studio. J’ouvre Ulysses. Je relis un poème écrit la veille. Je l’efface. Je commence un nouveau poème . Je n’aime pas le mot poème, pour moi il sonne comme camomille, hortensia, verveine et géranium, mais il est pratique. Je m’arrête quand j’ai l’impression de l’abîmer. Je note une idée pour un prochain texte. J’ouvre l’onglet carnet quarante jours. Je commence à écrire. Je m’arrête à 8 h 30. Je vais promener la bête. Je reviens. Je travaille dans mon bureau. Je reviens dans mon studio. Je lance Logic. Je cherche une mélodie. C’est un début. Je déjeune. Je travaille. Je pars chercher mon fils. Je me promène sur YouTube. J’écoute de la musique. Je crée des playlists sur Deezer par tonalité. J’écris une demi-heure. J’ajoute des idées à mon comonplacebook. Je me connais suffisamment pour savoir que si je trouve une idée d’histoire intéressante, je commencerais à l’écrire immédiatement. Elle me grattera le cerveau. Je répondrais à une nécessité physique. La soirée est consacrée à ma famille (si aucune histoire n’est venu me piquer). Avant de dormir, je lis quelques pages du livre qui attend sur ma table de chevet. En ce moment c’est le dernier livre d’Edgar Morin, pour s’endormir c’est idéal. L.S

35/40 L’oubli des noms
J’oublie les titres des livres, des films, le nom des rues, des magasins, précisément je ne les enregistre pas, alors je fabrique des noms, on se moque gentiment de moi, un magasin qui s’appelle : les travailleurs devient les gais laboureurs, je dois être déficient, il doit y avoir un trou, un bug, c’est une mémoire que je n’ai pas, mais je me souviens des histoires, des mélodies, des voix, des visages, des lieux, oui cette mémoire-là je l’ai.

34/40 Et si

Et si une neige toxique (tueuse) n’arrêtait pas de tomber pendant les cinq ans qui viennent sur l’ensemble de l’hémisphère nord. Il faut chercher l’étincelle, après on cherche les agents actifs et le combustible. Tu as expliqué que c’était ta façon d’inventer des histoires, est-ce que n’a pas toujours été de cette façon-là qu’elles ont été créées. Stephen, tu as cinq cents pages, à deux mille mots par jours cela devrait te prendre cinq mois, j’espère te lire au printemps prochain, s’il y en a un.

33/40 L’élan

Le vide, le temps perdu, j’écoute quelques morceaux de musique, puis il y a le bruit du monde ordinaire, alors je vois chaque seconde brûler, et cela ne m’inquiète pas, je feuillette un livre, l’urgence arrive comme un frisson, alors je prends mon élan. Je ferme les yeux, je serre les mains sur mes oreilles, j’entends la pression de mon crâne, l’impression d’être dans un avion. J’attrape quelques mots, je relâche mes mains et je saute dans l’écriture, les deux pieds bien à plat, en espérant faire de belles éclaboussures.

32/40 Une lettre

C’est une lettre manuscrite, écrite à l’encre bleue. Elle contient les espoirs d’une mère pour son futur enfant. Il y a quelques fautes d’orthographe. Elle est adressée à la sœur de la rédactrice de la lettre. Cette lettre est une fenêtre qui ouvre sur un temps lointain et pourtant si proche. Les mots simples ont quelquefois un grand pouvoir.

31/4 Pas de colère à donner

Un humain est mort. La mort avec son âme mécanique ferme des yeux avec acharnement. Malgré cela on vit, peut-être grâce à ces élans du coeur, ces éblouissements devant la beauté, ces liens tendres que l’on créée avec quelques âmes et qui nous réchauffent. La vie est un long morceau de musique monotone coupé de rares mélodies et dans ses silences, on entend les cris apeurés de ceux qui croisent la faucheuse, alors un vent froid nous caresse le dos, mais on oublie et on s’accroche de toutes nos forces, espérant.

30/40 les années qui comptent triple.
Elle est jugée, parce qu’elle a voulu tuer son conjoint. A la barre, les premiers mots de celui-ci ont été : c’est un peu de ma faute, si je n’étais pas parti, ce ne serait pas arrivé. Plus tard il a ajouté : j’aimerai retrouver ma femme. Elle ne reconnaît plus avoir voulu tuer son mari, contrairement à ses propos pendant l’enquête. La vie d’un couple, comment peut-on la comprendre dans un tribunal ? Quelle justice pour cette femme et cet homme de 70 ans !

29/40 Je n’aurais pas dû

Je n’aurais pas dû lui dire cette phrase, elle n’était pas méchante, elle était juste bête et égoïste, elle ne me ressemblait même pas cette petite phrase, combien de phrases je dis et qui ne sont pas vraiment de moi, je suis un petit magnétophone sur patte, cette phrase je l’ai dit dans un des rares moments ou j’étais là, présent, et comme j’étais surpris de l’être, alors j’ai parlé, j’ai eu besoin de dire, j’ai passer trop de temps de cette journée à rêver et la machine à rêves me fatigue, toujours le même refrain, les mêmes boucles, elle ne peut pas tomber en panne et se taire.

28/40 La question bête

Vouloir et pouvoir, vouloir ou pouvoir ? Il faudrait trouver un verbe qui associe les deux éléments, ce qu’on veut et ce qu’on peut, cet équilibre. Notre production est le résultat de ces deux forces qui sont en nous, deux forces qu’on ne peut pas ajuster. Nos envies, nos désirs, on peut les taire, les diminuer au regard des autres, mais ils arrivent et ils s’imposent à nous sans négociations possibles, quant à nos possibilités on peut se raconter des histoires, les croire plus importantes que ne le laisse voir le petit résultat que l’on obtient, mais on se ment, elles ne sont que ça, alors il manque un verbe voupouvoir ou pouvouloir un verbe juste. Un verbe qui élaguerait le vouloir et qui valoriserait le pouvoir.
En fait le problème est temporel, le vouloir, c’est le futur, le pouvoir c’est le passé, il faudrait éliminer ces verbes et ne garder que des verbes d’action qui ne se conjugueraient qu’au présent, faire, écrire, lire, etc. supprimer les verbes à chimères.

27/40 Mon double
Il se gare, la nuit s’en va, le jour arrive. Le ciel est bleu foncé, mais dans sa partie basse à l’est, il est plus clair. Il descend de sa voiture, il ouvre son coffre, il appelle son chien, celui saute au sol. Il ferme sa voiture, il marche le long des champs. Plus loin, un agriculteur dans un tracteur, travaille aves ses projecteurs allumés. Il le regarde, le chien aussi. Il se dit que c’est un drôle de travail, seul dans la nuit dans un tracteur. Il met sa capuche sur son bonnet, pour couper le petit vent froid. Il avance jusqu’au bâtiment. Il est pressé de retourner chez lui, il avance d’un bon pas.

26/40 Le net et le flou

Le net : les dialogues, les mots entendus, l’éblouissement du soleil, le sol de ce chemin, le ciel de ce matin, la sonnerie du téléphone, le bruit de l’eau qui sort du lavabo, le bruit du grille-pain qui recrache les tartines, le physique de ce jeune homme vu, ces cheveux roux et brun, ces habits, costume et basket, la chaleur du jean sortant du sèche-linge.
Le flou : Le réveil, ma vue, les premiers pas, l’attente sans but des minutes, les gens autour de moi dans la rue (presque tous), les sons à l’extérieur, le goût des repas.

25/40 L’étranger
L’étranger dans le miroir — qu’elle est la différence — Je cherche — Une ombre est apparue — Je ne vois qu’elle maintenant — Comme une salissure — je frotte — Elle reste — Je comprends — Une tache — Le regard des autres traîne à la voir — Elle fait partie de ma vie — Je fais avec elle — Elle ne m’a rien demandé — Elle m’a montré un autre moi — Le tour de passe-passe a commencé — Je vois de plus en plus les enfants qu’ils étaient dans le visage des vieillards que je croise — eux aussi ont eu droit au tour de magie —.

23/40 1,2,3,4

22/40 Mission impossible

J’ai énormément de mal à prêter les livres que j’aime aux gens que j’aime. Les prêter aux autres, c’est impossible, je peux les offrir, mais abandonner un de mes livres, qu’il disparaisse, non, la mort grande ou petite attendra son tour. Pour être exact, je peux abandonner les mauvais livres, mais leur place est à la poubelle, ce ne serait pas une bonne chose que des yeux s’abîment en les lisant.

21/40 Changer mon monde

Je ne le saurai jamais, il aurait suffi d’une question et d’une réponse et mon monde aurait peut-être changé. Je n’ai pas posé cette question. On ne change pas le monde des autres et le sien comme ça, c’est toujours plus compliqué.

20/40
Je suis arrivé par la sortie, il n’y avait qu’un seul client. Elle m’a souri, je lui ai dit ce que je souhaitais. Je l’ai retrouvé à la caisse. Elle m’a indiqué combien je devais tout en tapant sur le lecteur de cartes le montant à régler. J’ai placé ma carte contre le lecteur. Elle m’a demandé de recommencer et de taper mon code. J’ai hésité et je l’ai fait. J’ai rangé dans mon sac à dos mes achats. Je suis parti.

19/40Bonjour P. Tu vas bien ?
Oui, très bien et vous ?
Ça va. Je viens de boire un café, mais si tu veux je t’en fais un.
Je ne dis pas non. Je suis contente j’ai récupéré mon mari. Il est arrivé hier.
Il a réglé ses affaires dans les îles ?
En Guadeloupe, oui, maintenant il reste définitivement, ça faisait dix-huit mois qu’on ne s’était pas vu. On échangeait en vidéo. Je suis contente.
Super.
Je suis trop contente.
Tiens, je te laisse, je vais travailler.
Bonjour, je viens pour deux choses.
Cette ordonnance, ma femme est passée vendredi, il y a une boîte de médicament qui doit être arrivé.
Mais la facturation n’a pas été faite.
Non, je ne crois pas, l’ordonnance n’était valable que pour un mois. La dermatologue me l’a envoyée ce matin, pour trois mois.
D’accord.
Et sur celle-ci je voudrais les deux premières lignes, c’est pour moi.
Mais vous les avez déjà eus, le médecin a indiqué un mois.
Regardez en haut, il a indiqué, le tout renouvelable trois fois.
Ah, oui. Ça ne marche pas, qu’est-ce qu’elle a ce matin ? Mince.
Ah, il y a de la lumière.
Elle est partie. Voilà.
Merci. Au revoir.

18/40 Un nouvel ami

J’écris très certainement ceci poussé par le désespoir que me cause mon corps et l’avenir de mon corps. Quand le désespoir s’exprime de façon aussi catégorique, quand il est aussi solidement lié à son objet et comme maintenu à l’arrière par un soldat qui couvre sa retraite et se laisse mettre en pièces pour lui, c’est qu’il n’est pas le vrai désespoir. Le vrai désespoir a toujours et sur-le-champ dépassé son but, (en mettant cette virgule, j’ai vu que seule la première phrase était juste).
Le hasard fait que certains livres que je reçois après les avoir commandés sur le marché de l’occasion sont abîmés. Cet état pitoyable me freine, ils restent près de moi abandonnés longtemps, je ne les regarde pas, ce sont des objets dégradés. Mais l’envie de les lire est toujours quelque part en moi, alors j’ouvre un jour le misérable bouquin et à l’intérieur je découvre un trésor. C’est peut-être toujours comme ça, les bonnes cachettes au trésor sont celles auxquelles on ne pense pas.

17/40 Un monde nouveau

Instaurer un système de chaise musicale dans les cimetières, rendre les tombes identiques et faire tourner les pierres tombales pendant la nuit. Le grand homme se retrouvera de temps en temps avec une stèle simple en béton, la femme sans le sou, avec un ensemble en marbre noir et deux aigles. « L’égalité, c’est maintenant, c’est un peu tard, mais… »

Une fois par mois, les automobilistes et les piétons joueraient à colin-maillard. À une heure donnée, une sirène retentirait. Et tout le monde mettrait son bandeau, quelle que soit la vitesse du véhicule, le hasard ferait le reste. Au signal de fin, on arrêterait de jouer. « À quoi sert une vie sans risque ? »

Les malades ausculteraient leur médecin uniquement sur rendez-vous, et si nécessaire ils pratiqueraient des opérations, après tout, tout le monde sait découper un poulet et coudre un bouton. « Je suis malade, mais je soigne mon médecin. »

Les trains ne s’arrêteraient plus en gare, mais à un lieu inhabituel, choisi par le conducteur. Il a le droit lui aussi de s’exprimer dans son travail. Les gares pourraient être utilisées pour un autre usage, héberger des sans-abris par exemple. « Le train est toujours à l’heure, mais où va-t-il s’arrêter ? »

Tous les mercredis soir devant toutes les bibliothèques de France, on brûlerait la littérature verveine, en buvant une camomille et en dégustant quelques madeleines. Des hommes et des femmes, cheveux argentés et lunettes sur le nez, vêtus du costume traditionnel de lecteur, lin, laine, angora, de couleur beige ou noir, le blanc et le gris sont tolérés, danseraient autour du feu, en déclamant : Pétronille, Pétronille, elle dansait, dansait la java, cette pauvre fille, etc.
« La littérature, oui, mais la verveine, non. »

15/40 Les mots entendus


C’est le même monsieur qu’hier.
Oui, il travaille, il visse.

Tu m’as oublié ?
Non, j’étais en route, quand mon pote D. m’a appelé. Ça ne va pas fort, lui non plus. Un gamin de 20 ans est mort.
Merde. Son gamin ?
Non, son gamin fait partie d’un groupe de six copains. Il y en a un qui s’est suicidé.
Oh, la vache.
On en a parlé ensemble.
Je te vois demain ?
Ok
Bisous.

14/40 Le monstre de l’immeuble


Je suis arrivé au bas de l’escalier. Je n’avais pas fait attention au bruit. J’ai posé mon pied sur la première marche, mon chien s’est arrêté, refusant de monter. J’ai levé la tête pour comprendre,  j’ai vu des fesses moulées dans un pantalon ocre, la paire de fesses a poussé un petit cri. Elle était de dos quinze marches au-dessus de nous, penchée vers l’avant, elle passait l’aspirateur au palier du demi-étage. Elle a deviné notre présence. Elle s’est retournée, elle nous a souri. L’aspirateur était toujours en marche, le chien n’envisageait pas de bouger. Je lui ai dit : bonjour, excusez-moi, mais il a peur de l’aspirateur. Elle a éteint le monstre. Le gros berger allemand a commencé sa montée des escaliers. Elle m’a demandé : il s’appelle comment ? Henry.L.S

12/40 La pluie a figé le temps. Devant moi, sur ma droite, il y a une voiture garée, un petit monospace. Je sais qu’il y a quelqu’un à l’intérieur qui attend comme moi, les codes sont allumés. Pendant cet instant précis, nos histoires pourraient changer. Il suffirait que l’un de nous deux, sorte de sa voiture et cogne à la vitre de l’autre et un possible émergerait. Je ne saurais jamais qui était ce conducteur ou cette conductrice, je ne reconnaîtrai pas la voiture, pendant une seconde, on a été proche, moi je le sais, il me suffisait d’écarter le rideau de pluie pour entrer dans la vie de l’autre.

11/40 Lectures : écriture
Mon écriture a rencontré mes lectures dans un cahier répertoire rouge et noir. Il valait quatorze francs et soixante-cinq centimes, il est là près de moi. Pendant dix ans, de mes quinze ans à mes vingt-cinq ans, j’ai recopié la définition des mots que je ne connaissais pas à l’intérieur. Le premier mot à la lettre A est Ararat (mont) : massif volcanique de Turquie ou suivant la Bible s’arrêta l’arche de Noé. Le dernier mot à la lettre Z est zélote : nom donné aux patriotes juifs exaltés qui déchaînent la révolte de Judée (70 ap. J.-C). J’avais à l’époque une écriture beaucoup plus belle qu’aujourd’hui.

10/40 En même temps
Il me reste vingt secondes à attendre au feu. Je choisis un morceau de musique sur mon téléphone, il s’affiche sur l’écran de ma voiture. Je connais l’effet de ce titre sur moi. Je sais où il va m’amener, dans mon cinéma intérieur, alors en même temps que je conduis, je refais le film, je redis les mots, je suis bien meilleur dans ce film que dans la vie, elle aussi. Tout s’enchaîne, tout est simple, pendant quelques minutes, le monde est léger, la musique est belle. L.S

9/40 Sa bouche
Je crois que c’est la cigarette qui lui donne cette haleine, une odeur légèrement piquante et aigre, cela porte un peu sur le cœur. Quand elle me parle, je veille à garder une certaine distance, si elle s’approche, j’ai peur par réflexe de la frapper. Elle a aussi le teint gris des fumeurs, le cheveu sec et noir, elle se transforme en cendrier, un peu plus chaque jour. L.S

8/40 Les noms qui passent
Queen Pollock Basquiat Camus Celine Fender Yamaha Irving Springsteen Tedeschi Vaughan Cray Thorogood Lang

7/40 | Un visage sans relief, une barbe et une moustache blonde, tout est pâle chez lui, sa peau, sa voix, où est son caractère, un gentil hamster barbu | Elle a un gros visage, rond. Elle est sympathique. Elle est brune, ses grands sourcils dessinent deux grandes diagonales, ses cheveux sont tirés en arrière, son regard noir, le tout est un peu exotique. | Elle a un jeune visage clair, parsemé de taches de rousseur, les sourcils et les cheveux presque gris. On pourrait croire qu’elle sort d’un sac de farine. Elle a le sourire doux d’une boulangère. |

6/40 Personne d’autre que moi n’aurait remarqué qu’il faudrait écrire dans les grands espaces, plein de vent et de vide, chaque mot pèserait son juste poids. Les mots seraient économisés, utilisés avec prudence, car pour les écrire il faudrait sortir son carnet, s’agenouiller, pour s’épargner le vent, et dans cette position modeste les noter rapidement. L.S

5/40
Le ciel est gris, bleu, presque uni, mais à son bord, près de l’horizon, il est bordé de deux traits : un trait rose orangé, sous lequel un autre trait d’argent lumineux donne un peu d’espoir. Avec les minutes l’espoir gagne la partie. (Ma fenêtre 8 :00)
Le plafond gris et épais est au-dessus de nous, on devine au loin des pans de rideau qui tombent au sol. Je ne sais pas si c’est de la pluie, ou des nuages d’insectes, je sais juste que je préfère ne pas être là-bas. (Ma voiture 09 :00)
Les nuages se déplacent, ils retrouvent une blancheur innocente, le fond du ciel est bleu, mais d’un bleu un peu sale. (Ma fenêtre 12 :00)
La saleté a gagné, malgré quelques éclaircies trompeuses. (Ma fenêtre 12 :30)
Le soleil est apparu, maintenant il lutte, le vent pousse les nuages, il ne sait pas encore, s’il est son allié ou son ennemi, la lutte ne fait que continuer. (Ma fenêtre 14 :15)

4/40
On devra faire une course à pied dans la boue ou l’on court dans la boue ou l’on a couru dans la boue, je ne sais pas.

3/40

« Ma belle-sœur, c’est une fille de bas étage », je viens d’entendre ces mots sortant de la bouche de mon voisin de table. Il raconte sa vie, j’entends qu’il est le fils d’un boulanger et d’une femme de ménage. J’aurais aimé le questionner, comprendre pourquoi il utilisait ces mots. Qu’est-ce qui venait de lui, et quelle était la part de son passé dans cette phrase ?

Les bruits sourds venant des autres étages de l’immeuble arrivent de façon aléatoire, ils ne m’agressent pas, ils ne me surprennent pas. Au contraire, à chaque son, je suis assuré et rassuré d’une chose : je ne suis pas seul au monde, pourtant ils sont produits par des congénères étrangers à ma vie.

2/40
J’ai vu un beau lever de soleil, une boule orange naissant dans la brume. Je ne sais pas pourquoi les levers de soleil ont moins de succès que les couchers, peut-être que la peur de la nuit, la peur qu’il ne revienne pas, rend le coucher mémorable, et que rassuré par son retour, le matin, nous ne le regardons pas.

J’entends ce bruit familier et rassurant de mon enfance, le son que je perçois derrière la porte, le bruit fait par une source audio, téléphone ou tablette, ressemble aux sons que j’entendais dans le passé. Les personnes qui regardaient la télévision ne sont plus là, mais je ne serai sûr de cela qu’une fois la porte franchie, et à ce moment je remercierai en silence celui qui regarde cet écran, il m’aura offert ce voyage. Il aurait fallu que j’enregistre ces sons qui m’ont fait du bien. L.S

1/40
Je l’ai bousculé, une petite silhouette d’homme usé, il est défini par son odeur, crasse, tabac, alcool. Dix-huit heures dans un bar-tabac, je ne le vois pas, je m’excuse, je laisse le naufragé. L.S


Elle porte un pantalon moulant gris, et un sweat léger gris. Elle est de profil dans un rayon, enserrée entre les étagères. Son corps est fin mais son ventre est énorme, on devine la peau distendue, c’est sûr, elle porte un Alien.

Le feu brûle en toi

Le feu brûle en toi
Elle touche ton cœur
Roule sur les boulevards
Allume une cigarette
Lance un vieux Chuck Berry
Les pupilles dilatées
Le sang qui vibre
Un cœur qui court
Le vent refroidit ta peau
Le présent seulement
Le temps d’un éclair
Tu les vois, tu les laisses
Ils sont loin, perdus
Oublie les fantômes
La vie est sur les trottoirs
Les lumières des appartements
Roule, roule toujours
Le feu brûle en toi

Extrait du recueil : Empty Head
Décembre 2022
Mia Wallace