Un monde parfait

La beauté du défiguré. La sculpture grecque endommagée est particulièrement belle parce que nous voyons sur ce qui n’est pas abîmé combien elle aurait pu, dû être magnifique, combien elle l’a été. Nous lui inventons une beauté à laquelle la réalité n’aurait jamais pu faire concurrence.
Jo Nesbø. Leur domaine.

Je suis John 4616/4616 au carré. J’ai eu quarante-cinq ans il y a deux semaines. Je suis un habitant du continent nord-ouest. Je vis dans un monde parfait et j’aime ce monde parfait. Pourtant j’ai passé une nuit étrange. Tout a commencé par la rétraction de mes extensions oculaires, j’ai senti le frottement sous mes paupières de la fine membrane. J’ai ouvert les yeux, j’étais plongé dans la nuit. J’ai senti le corps de Sarah contre moi, cela m’a rassuré. Je ne savais pas si je rêvais ou si j’étais éveillé. Je ne me réveille jamais habituellement. J’étais assis dans le lit, je regardais notre chambre, je devinais des masses, le fauteuil en velours vert, le bureau et sa chaise à roulettes, tout était là, pourtant j’avais l’impression de ne rien reconnaître. J’étais inquiet. Mes extensions oculaires ont repris leur place habituelle. J’ai allumé mes extensions auditives, elles ont diffusé la gymnopédie numéro un, une ancienne pièce au piano, douce et calme. Je me suis apaisé au bout de quelques minutes et je me suis endormi. Le réveil sonne, on se lève ensemble, comme tous les matins.
— Ça va mon amour ?
– Oui. Et toi, tu as bien dormi ?
— Oui. J’ai fait un drôle de rêve. Tu as une longue journée ?
— Non, je serais là de bonne heure, et toi ?
— Jour férié en Asie, je suis de repos.
— Chanceux. Tu iras acheter des fruits au marché ?
— Oui madame.
On forme une équipe bien rodée, allumer la bouilloire, sortir les aliments du frigidaire, verser le café, un passage aux toilettes. Chacun autour de la table regarde son écran d’informations personnelles. On échange quelques mots, on sourit. Après on se lave, s’habiller, les gestes ordinaires, pourtant je la trouve toujours aussi belle. Tous les deux dans le miroir, nous formons un très beau couple. Je regrette que l’administration nous ait interdit d’avoir un enfant. Il aurait été parfait, on ne pouvait concevoir qu’un ange. On s’embrasse, elle part, ce soir je la retrouverai, je ne sais pas quelle sera la musique que j’entendrai dans mes extensions auditives à ce moment-là, le choix du processeur est toujours idéal, avec le temps le processeur a ajusté ces choix en fonction de mes réactions émotionnelles. J’aime ces retrouvailles quotidiennes. Elle avancera vers moi, elle sera toujours parfaite. Ce matin, je n’ai pas d’opérations à piloter. Il m’arrive de conduire trois opérations en parallèle, un assistant est près de chaque robot et il obéit à mes instructions. Le code de médecine internationale exige la présence d’un assistant, quelquefois je regrette qu’il soit là, le robot se débrouillerait bien mieux sans eux. Je regarde sur l’écran central les informations. Je traîne, j’aime ces moments volés au quotidien. Je sors, j’active les alarmes. Je marche vers le centre de la ville. J’aime ma ville, les rues en marbre gris brillant, les lampadaires en cuivre, les gens heureux dans leurs beaux habits blancs et purs, les femmes et leurs grands cheveux noirs. Je descends l’avenue du port royal, les vitrines proposent aux chalands des vêtements de luxe, brodés d’or et de diamants. J’arrive à la place du marché. Les vendeurs de fruits et de légumes exposent les récoltes de la saison. Les oranges brillent à côté des figues juteuses. J’hésite, j’achète quelques abricots, leur peau est parfaitement lisse et veloutée, leur couleur orangée est douce. Je suis sûr que leur goût sera parfait. Je suis devant l’étal, mes extensions oculaires se rétractent, dans la seconde qui suit j’entends ce message :

Alerte. Défaut d’extension oculaire. Contactez d’urgence le centre de maintenance.

Le vendeur qui me parlait a disparu, il était rasé de près, sa barbe était d’un noir profond, sa peau était lisse, sans aucune cicatrice, ses iris étaient noirs, son blanc de l’œil était pur, ses dents d’un ivoire intact. Ses cheveux étaient noirs et coupés ras. Sa blouse de couleur écrue semblait douce, elle ne portait aucune salissure. Il me demande si je souhaite acheter autre chose. Je ne comprends pas. La voix que j’entends est la même que celle qui m’a demandé combien d’abricots je souhaitais. Mais ce vendeur est sale, sa blouse porte diverses tâches, ses iris sont marron, et le blanc de ses yeux est marbré de petites veines rouges, la peau de son visage porte la trace de cicatrices petites et multiples au front et sur ses joues, dans sa barbe des poils gris et marrons sont mêlés aux noirs. Ses cheveux sont gris foncé et blanc, ils forment un mélange assez laid. Je vois la naissance de certains poils de sa barbe sur son cou et sa peau a par endroits l’aspect d’une peau de poulet plumé. Je regarde ses dents, elles sont tachées de beige très clair, surtout celles de devant. Je n’ose plus rien dire. Je regarde les fruits que je viens d’acheter, ils sont dans un sac de papier. Je prends un abricot, il est talé, sa teinte est différente par endroit, il est presque entièrement vert avec un peu de jaune pâle mêlé, la partie talée est presque marron clair, elle suinte. Je regarde mes pieds, mes chaussures sont sales, une poussière grise recouvre le cuir noir, le sol de marbre a disparu, je suis sur du béton gris foncé, granuleux, maculé d’auréoles blanchâtres. De nouveau, mes extensions auditives diffusent le message :

Alerte. Défaut d’extension oculaire. Contactez d’urgence le centre de maintenance.

Tout est différent, tout est identique et tout est étranger. Je n’ose pas bouger, le sol est sale. Où que mon regard se porte, il ne voit rien de pur. Chaque objet, chaque être, est abîmé, usé, sali. Où est mon monde, où sont mes semblables ? Je sais depuis toujours que les extensions changent légèrement nos perceptions, qu’elles nous montrent le vrai monde, elles ont été conçues pour cela, et on doit « Le » remercier tous les jours. Je « Le » remercie tous les jours. Nous apprenons très jeune que nos sens naturels sont altérés par les radiations, qu’ils nous mentent, que les extensions nous sauvent en rétablissant la vérité. Notre monde est parfait, « Il » l’a créé. Je pars vers le centre de maintenance en accélérant le pas. J’arrive à la Place des Fêtes. Une fête de la justice a lieu. Mes extensions oculaires reprennent leur place. Le monde est redevenu pur et vrai. J’entends comme la foule dans mes extensions auditives : Bubak and Hungaricus de Mozart. Tout le monde rit, les enfants crient, espérant être hissés sur des épaules, pour voir le spectacle. Le fantôme a perdu la moitié de ses points de vie. Il ne lui en reste plus que cinquante. Les lanceurs ont été choisis au hasard, toujours des hommes. Ils lancent à tour de rôle leurs boules de couleur. Au cœur de la place, dans le marbre gris, un pentagramme est tracé avec des bandes de marbre noir. Chaque lanceur est à l’un des cinq angles, au centre, le fantôme attend, petit personnage inquiétant, forme en drap blanc, avec deux grands yeux faits de deux ronds noirs inexpressifs. Une boule verte émeraude vient de le toucher, on entend un craquement ; il a perdu cinq points de vie, la foule applaudit le lanceur. Une excitation gagne le public, la fin est proche, tout le monde veut voir le spectacle. Les passants se sont arrêtés, les commerçants ont fermé leur boutique pour cet instant. La boule gagnante vient de toucher le fantôme au sommet du crâne, les points de vie tombent à zéro. Dans le ciel un feu d’artifice débute. On entend tous : Les esprits de l’eau de Gustav Holst. Les étoiles montent du sol, puis elles explosent en mille couleurs, les yeux des enfants brillent, les passants sourient, on devine des lumières fantastiques, des pluies de comètes, des nuages de constellations. Le spectacle est réussi, le vilain fantôme est déjà oublié.

Alerte. Défaut d’extension oculaire. Contactez d’urgence le centre de maintenance.

Mes extensions se rétractent. Le ciel est jaunâtre, le feu d’artifice a disparu. Les gens rient, les enfants sautillent de joie. Je regarde au centre de la place, au sol il y a une forme sous un drap écru, deux grands ronds de tissus noirs sont cousus au niveau de la tête. Le drap est taché de taches rouge foncé et d’auréoles brunes et jaune. Une grande flaque de sang brillante s’étale sur le sol gris. La justice est passée. Je décide de rentrer chez moi mon sac de fruits à la main. Mes extensions auditives diffusent une suite de morceaux électroniques dansants. J’arrive au bas de notre tour végétalisée, des nappes de perroquets multicolores s’envolent, leurs cris se mêlent à la musique. Je sais pourtant que mes yeux me trahissent, je ne sais pas pourquoi c’est toujours le pire que je veux croire. Je voudrais être sûr de voir le vrai monde. Je n’avais jamais vu que nos immeubles étaient faits de blocs assemblés. Je vois des traces de rouille qui ont coulé aux jonctions. Je vois les traces de guano d’oiseaux qui rongent comme une lèpre des pans de murs entiers. Je prends l’élévateur, j’arrive au vingt et unième étage. Je désactive les alarmes. J’entre dans notre appartement, je le regarde, comme si c’était la première fois. Je vais dans la salle de bain, je me regarde dans le miroir. Je suis un autre, je pensais ressembler aux hommes des magazines. Mes yeux sont petits, mon nez est busqué, mon crâne est en forme de rectangle. Bien sûr il y a une ressemblance avec l’image que j’ai vue ce matin, mais je vois une version dégradée de moi. Je touche avec mes mains, mon front, mes joues. Face au miroir, je me mesure avec mes doigts écrasés que je le place sur mon visage et je note ces multiples distances, je redessine ce visage point par point sur une feuille de papier posée à côté de l’évier. Cela me prend plus d’une heure. Je regarde le dessin obtenu et je comprends. Je voyais bien le dessin se faire, trait par trait, mais j’avais encore un espoir, comme si tout à la fin, le dernier trait pouvait tout changer. Je me vois sur la feuille. Je suis lui. Je suis cet autre dans le miroir. Depuis mon arrivée dans notre bloc, j’entends le message d’alerte toutes les cinq minutes, je décide de couper mes extensions auditives. Je remettrai en route mes extensions auditives quand elle arrivera. Je veux revivre ce moment et j’ai peur. Comment est-elle ? Est-ce que je vais la reconnaître ? Et qui voit-elle, comment lui dire que je ne suis pas celui qu’elle voit ? Je ne suis pas parfait. Je reste assis devant l’écran central qui nous sert aussi de table principale. Il diffuse en boucle, les images de notre bonheur, sur toutes les images c’est l’autre qui est avec elle. Tous ces mensonges. Je regarde le sol à mes pieds et je vois sous la table-écran des traces que je n’avais jamais vues. Je m’accroupis pour mieux les voir avec la lumière rasante de la fin de journée, et je comprends. À l’endroit où on s’assoit à chaque repas, il y a des traces, le sol est plus mat. C’est compréhensible, mais ce qui me surprend, c’est qu’il y ait des traces d’usure sous les deux autres côtés de la table, là où nous ne nous s’asseyons jamais. Il n’y a qu’une explication, cet appartement qui était neuf, fait pour nous, était aussi vieux que l’immeuble érodé dans lequel il était. Des individus avaient déjà vécu ici, combien, je ne le saurais jamais. J’ouvre la baie vitrée, je vais sur notre terrasse. Je vois la poussière jaune qui flotte dans l’air. Mes extensions reviennent en place, je profite du spectacle offert par ce monde d’apparat. Il est beau ce mensonge. J’entends l’ouverture du sas d’entrée. Elle est là, ma déesse, ma reine, près de moi sur la terrasse, je sens son parfum. Elle sourit. Elle voit cette vue magnifique sur notre cité, que j’aime tant et qui ressemble à ces très vieux tableaux qui représentent les jardins suspendus de Babylone. Mes extensions se rétractent à nouveau. Je ferme les yeux, j’hésite puis je la regarde. Je vois ses cernes, son teint pâle, mais c’est elle, plus humaine, plus vraie. Cette moitié de notre couple était donc juste et vraie. Le lendemain, je suis allé au centre de maintenance, ils m’ont opéré d’urgence. Le soir j’étais chez moi sans aucun signe de l’opération. Sarah n’a jamais rien su. La vie a repris son cours. Je n’ai pas oublié. Je cherchais dans mon quotidien des traces du vrai monde, de l’usure du temps, je n’en trouvais pas. Quelquefois qu’en j’arrivais avant Sarah le soir, je m’asseyais par terre un long moment et je caressais avec mes mains le sol sous la table-écran. Ce que mes yeux ne voyaient pas, mes mains le sentaient, elles touchaient le mensonge. Je me rappelais de mon visage dans le miroir et je me relevais rapidement, chassant cette vision. Cela fait six semaines que je vis dans ce mensonge, je m’habitue, j’aimerais qu’il ne s’arrête jamais. Je crois que d’une certaine façon une partie de moi, apprécie cette situation. Quand elle m’embrasse, quand je le prends, je sais moi, à qui elle s’offre. J’ai ce sentiment d’avoir réussi un crime, d’avoir voler quelque chose qui n’était pas pour moi, de m’être vengé du destin. Je suis assis par terre à caresser le sol quand j’entends l’ouverture du sas d’entrée, je me relève.
Elle s’approche de moi, puis elle me dit :
— Tu as passé une bonne journée, mon amour ? Elle a son petit sourire.
— Oui, mon cœur et toi ?
— J’ai eu un souci avec mes extensions visuelles, mais rien de grave.
— Maintenant elle fonctionne 
— Oui, cela a duré une minute.
— Tu es passé au centre de maintenance.
— Non, ça ne s’est produit qu’une fois. Tout était étrange, laid, sale par endroit, un cauchemar.
— Tu devrais aller au centre d’urgence.
— Je vais voir.
— N’attends pas vas-y.
— J’irai demain.
— Non, n’attends pas.
— Je n’ai pas le courage, ce n’est pas urgent.
— Tu dois y aller.
— Non, je n’y vais pas. Qu’est-ce qui te prend ?
— Tu dois y aller.
— Arrête. Je n’irai pas aujourd’hui.
Elle part à l’intérieur, préparer le repas. Je la regarde de l’autre côté de la baie vitrée, elle est de dos, elle est belle. Elle sent mon regard sur elle, elle se retourne, pendant quelques secondes elle se fige, comme prise dans une glace invisible, puis elle hurle. Elle me fixe, je vois dans ses yeux l’horreur et le dégoût. Sur son visage est venu se poser un masque tragique et pourtant elle est toujours aussi belle, peut-être encore plus belle. Je monte sur la balustrade, sans me retourner vers elle. Je me laisse tomber en avant. Je fais de grands gestes et je suis face au sol. Je vois par transparence sous le marbre brillant, le béton grisâtre et sale qui s’approche de mon visage à grande vitesse.