Ils attendaient depuis plusieurs heures, ils ne criaient plus, ils ne me parlaient même plus, ils parlaient entre eux. Ils avaient compris qu’il me fallait du temps pour que le voile qui me recouvrait disparaisse. J’ai senti que c’était le moment, alors j’ai dit d’une voix calme : je vais tout vous raconter depuis le début. Vous allez comprendre. Ils m’ont regardé, ils ont approché leur siège de la table, l’un d’eux a appuyé sur un bouton. Je suis arrivé à La Rochelle, au mois de septembre, c’était un beau mois, le soleil traînait, vous vous en souvenez. Je pensais que ma vie changerait, que ce serait un nouveau départ. Je deviendrais un peu plus celui que j’aimerais être. Je restais un doux rêveur, je ne suis pas méchant, vous savez. Je sentais qu’il fallait changer mes habitudes, je voulais sortir de chez moi pour écrire pendant la matinée. J’ai donc cherché un lieu pour m’accueillir. Je pensais à un café avec quelques habitués, des discussions ordinaires, une reconnaissance amicale viendrait rapidement de la part des propriétaires. À mon arrivée chaque matin, on discuterait quelques minutes de l’actualité ou de la météo. J’ai trouvé un lieu qui me semblait convenir, un petit café sur l’avenue de Rompsay, il avait un beau nom : « L’amour des mots ». Je décidais le lendemain matin d’y aller à pied. J’étais impatient, c’était un peu ma rentrée des classes, j’arrivais dans une nouvelle école et j’avais aussi un peu le trac. Le soir avant de me coucher je m’étais entraîné à des: « bonjour », « un café s’il vous plaît », « excusez-moi, vous avez le journal ? » « Quel beau temps aujourd’hui-hui, on est gâté » « on a de la chance de vivre ici » « ça fait longtemps que vous tenez ce café » « j’aime beaucoup l’ambiance de cet endroit » « ah les hommes politiques », vous comprenez. J’espérais qu’il y est un homme et une femme. Je me voyais discuter avec l’homme de football, de voitures, de politique, avec la femme, j’évoquerai mes enfants, les repas, peut-être la littérature, avec beaucoup de chance ce serait une lectrice. Les propriétaires du café je les imaginais en m’habillant, un couple d’une soixantaine d’années, elle ressemblerait à une ancienne actrice, elle porterait les traces de sa grande beauté, lui, il serait un petit homme méditerranéen, un homme de parole et de vécu, un homme qui aurait trouvé son ange. Donc ce premier jour, je descends les escaliers en sifflant, je pars vers cette rencontre, heureux, pressé, vraiment j’étais content. Je passe le portail, je longe le lycée, puis je tourne à droite. Je commence à remonter l’avenue de Rompsay. À ma gauche, il y a un ensemble de petits immeubles à deux étages, chaque appartement possède une petite terrasse, cela forme comme un empilage de lego en béton, c’est drôle, les gens doivent être heureux là-dedans. Sur le trottoir ou je marche il y a des petits pavillons, ils possèdent tous une bande de jardins étroite devant leur façade, j’imagine qu’à l’arrière il y a des jardins plus importants avec des balançoires, des buts de foot, les enfants doivent être heureux ici, après j’ai croisé deux jeunes garçons avec des sacs d’écoliers sur le dos, ils discutent à voix basse, je comprends qu’ils parlent de jeux vidéo. J’aperçois le café, il est à quarante mètres, un camion de chantier encombre le trottoir devant moi, je m’apprête à passer quand j’aperçois une vieille dame avec un petit chien. Je lui ai fait un geste de la main l’invitant à passer. Elle me remercie d’un geste amical en levant la main, mais elle ne me dit même pas merci. Je suis arrivé au café, j’ai le cœur qui bat. J’ouvre la porte et j’entre. Il n’y a pas un bruit, une sorte de silence étrange, vous comprenez, une étrange résonance, un peu sourde, accoudé à une extrémité du comptoir, il y a un gros homme au visage rouge, qui regarde dans le vide. À une table au fond à droite, il y a un petit homme en costume, il regarde fixement une course de chevaux qui est retransmise par un poste de télévision accroché en hauteur sur le mur du fond, le son du poste a été coupé. Je m’approche du comptoir, je m’accoude et j’attends. Derrière le comptoir il y a un grand miroir, je me regarde. J’étais dans mes pensées quand elle est apparue devant moi, je ne sais pas d’où elle est sortie, elle était là, c’était bizarre. Pendant quelques secondes j’ai cru que c’était un automate, vous l’auriez cru vous aussi. J’avais devant moi le visage d’une femme de porcelaine, sa peau était recouverte de poudre blanche, sur chacune de ses joues deux ronds rose foncé étaient peints et ses lèvres rouge carmin ressortait de l’ensemble, mais le plus surprenant, ce qui me troublait le plus c’était la blancheur de ses yeux, deux billes d’ivoire qui avait au centre un iris noir qui se mêlait à la pupille. Je l’ai fixé, interdit, un souffle m’est parvenu, en fait je ne suis pas sûr qu’elle ait dit quelque chose, j’allais lui répondre de ma voix ordinaire, mais je me suis arrêté, et le plus doucement possible j’ai répondu : un café, s’il vous plaît. Elle a souri et une tasse blanche posée sur une soucoupe blanche est apparue devant moi. Sur le côté de la tasse, il y avait une petite cuillère argentée et un petit morceau de sucre entouré de papier. Je me suis tourné vers le gros homme en bleu de travail, il m’a souri. Devant lui, il y avait le journal du jour qui était ouvert. Il a commencé à grandir sa cage thoracique pour me dire quelque chose, mais il s’est arrêté, il s’est penché sur l’avant en haussant les épaules et en posant ses deux mains à plat sur le journal, comme s’il me disait que ce n’était pas important ce qu’il allait dire. Je lui ai souri, pensant l’encourager à parler. Il a compris, il a fait signe de sa main droite, comme s’il tapait dans le vide pour m’indiquer que ce n’était pas utile, qu’il gardait ses mots pour lui. Vous comprenez. Quelques minutes j’ai entendu un grand bruit, je me suis retourné vers le turfiste, il avait fait tomber sa chaise en se levant brusquement, la course venait de se terminer, il m’a regardé et j’ai vu dans ses yeux un désespoir noir et profond comme un trou d’égout. Je voulais le rassurer, il venait de perdre plus qu’une course, c’était évident, même vous, vous auriez compris. J’allais lui dire que ce n’était pas grave, qu’il se refairait à la prochaine course, ou à celle du lendemain. Je me suis approché de lui, j’ai ouvert la bouche pour lui dire, il m’a regardé avec ses yeux de perdant, il attendait mes mots, mais je n’ai pas pu les dire. J’ai essayé de toutes mes forces, c’était impossible. Mes lèvres étaient cousues. J’ai fait une grimace pour qu’il comprenne ce que je ressentais, qu’il n’était pas seul, qu’il y a toujours un espoir, vous me comprenez. Il a attendu, puis il a posé des pièces de monnaie sur sa table et il est parti. Je l’ai vu passer à travers la vitrine, le dos courbé. Même pas une minute plus tard, j’entends un choc puis un grand bruit de frein. J’ai posé ma monnaie sur le bar et je suis sorti pour savoir ce qui c’était passé. Il n’avait pas vu le camion, je crois que c’est ça. Après que des gens se sont attroupés autour de lui, le chauffeur lui se tenait la tête, je pense que c’était le chauffeur, il pleurait en silence. Je me disais que mes mots auraient peut-être pu changer les choses. Que peut-être avec un peu d’espoir, il aurait fait plus attention ! J’y ai pensé toute la nuit, je n’ai pas dormi, je n’étais pas sûr de moi. Je devais me raconter une histoire, le lendemain j’y suis retourné, je voulais être sûr, je ne voulais pas faire n’importe quoi. C’était important, vous comprenez. Alors avant de partir, je ne sais pas pourquoi j’ai pris un couteau à manche rouge et je l’ai glissé dans ma poche intérieure. Je ne voulais faire de mal à personne, je vous le jure. Je suis entré dans le café, je suis allé au comptoir, le gros monsieur était devant son journal. Il m’a regardé, m’a souri et il est reparti dans sa lecture. Elle est apparue, comme la veille, la tasse est arrivée, le petit sucre aussi. Un jeune couple était installé à une table côté rue. Je les ai observés dans le grand miroir. La jeune fille pleurait, de grosses larmes coulaient sur ses joues, le jeune homme a voulu prendre la main de la jeune fille. Elle a refusé, elle a mis ses mains contre elle, comme si elle voulait retenir son ventre. Il a fourni un effort incroyable pour lui dire quelque chose, mais aucun son n’est sorti de sa bouche, rien, pas un mot. Vous comprenez. Lui aussi, il a pleuré. Ils sont restés immobiles pendant plusieurs minutes, ils se regardaient les yeux dans les yeux, vous savez comme ces couples, coupés du monde, comme s’ils étaient sur île, une île rien qu’à eux. La jeune fille s’est levée d’un coup, puis elle est partie. Lui, il est resté, il était perdu, je l’ai tout de suite compris, il ne s’en remettrait pas, je le savais, il avait perdu son ange, il n’avait pas dit les mots, il deviendrait un mort-vivant. J’ai observé la poupée, elle souriait. Elle souriait. C’est pour ça que je l’ai fait, vous comprenez, elle souriait. J’avais raison c’était elle. C’est aussi pour eux, pour nous, pour lui. Vous me comprenez. J’ai bien fait, il le fallait. Elle volait les mots des autres pour les manger. Vous comprenez. C’était une sale voleuse de mots !